André Cervera Divagation Sète 2004
Texte Chrystel Labasor
112 pages quadri et noir et blanc, 16 x 22 cm, couverture rigide reliure hollandaise
Tirage 600 exemplaires
ISBN 2-908964-40-6


Prix 20 €

À propos de Divagation…

Virginie Lauvergne : Il semble que la publication de Divagation, relative à votre voyage en Inde, se soit faite sur une invitation de la Villa Saint Clair. Pouvez-vous nous raconter un peu l’histoire de ce livre ?
André Cervera : Effectivement c’est sur une proposition de Jacques Fournel. C’est lui aussi qui m’a incité à montrer ce travail de mises en scène photographiques. Il avait vu les photographies que j’avais faites en Afrique et il m’a poussé à suivre cette direction. Au départ, j’étais bien sûr un peu frileux, et au final, je l’en remercie vraiment. Ça a été très agréable de bosser avec lui, car d’une part, c’est sûr, il aime les artistes, et puis il a ce regard que peux d’autres possèdent. Il a réussi à m’emmener sur des choses dont j’étais porteur mais que je n’exploitais pas. Mettre l’accent sur les scénettes photographiques au détriment de ma peinture, c’était aussi une manière plus juste de m’éloigner du schéma type d’un simple catalogue, pour rentrer de plain-pied dans ce qu’est un livre d’artiste. Et bien sûr, les deux ouvrages n’ont ni la même fonction, ni la même forme, ni le même statut. Ça a été un lourd travail quand même, au niveau des saynètes.  Je me suis moi-même pris au jeu du  réalisateur  pour leur construction, en travaillant dans un vrai studio avec un photographe. Ça a été une très belle expérience. J’aimerai souligner, par ailleurs, la double intervention de Crystel Labasor sur le contenu même du livre, dans la "construction" des mises en scène, et pour le texte en fin de ce livre, mais aussi dans sa conception en tant qu’assistante de Jacques Fournel sur la maquette.

V.L. : Effectivement, en accordant une place plus importante aux scénettes, on s’éloigne de votre travail habituel pour entrer en quelques sortes dans ses coulisses, découvrir les expérimentations annexes qui nourrissent votre pratique. Pourtant en voyant ces différentes saynètes se succéder, on pense immédiatement à votre aventure dans le groupe Yaros. L’imaginaire tribal, les performances et autres actions expérimentales où se mêlaient déjà théâtre, poésie, transe joyeuse et hallucinée, nous amènent alors à repenser les saynètes de divagations non plus comme les filigranes de l’œuvre peinte, ses soubassements, mais bien plus comme œuvres à part entières. Qu’en est-il réellement ? Est-ce la première fois que ce travail est montré, et est-ce un passage systématique dans l’élaboration de vos peintures ?
A. C. : Alors il y a plusieurs choses. Tout d’abord, je ne considère pas ce travail comme œuvres à part entière. Ce n’est pas quelque chose de systématique dans mon travail. La plupart des scénettes ont même été conçues spécifiquement pour le livre Divagation, et donc montrées pour la première fois. Après effectivement il y a quelque chose de l’imaginaire et de l’utopie Yaros, sans que se soit revendiqué comme tel. Cette époque est distincte de mon travail actuel, même si je ne peux, et je ne veux  pas faire l’impasse dessus. Mais disons que ce qui était en jeu à l’époque ne reste qu’en filigrane de mon œuvre, au même titre que la musique ou le cinéma. Le cinéma par exemple a été mon premier amour et aujourd’hui je perçois tous ses éléments comme des ouvertures possibles pour mes peintures. J’ai toujours recherché une certaine transdisciplinarité. Pour enrichir  mon travail, j’ai toujours eu ce besoin de confronter différents moyens d’expression, et cette symbiose se retrouve aujourd’hui dans mes peintures. Je joue avec tout ça, sans nostalgie, je les considère simplement comme des moteurs pour mon travail.  Et puis ensuite il y a la rencontre avec le voyage qui m’amène encore ailleurs, avec une fois encore cette volonté de confronter différentes expériences, différentes cultures, de piocher dans chacune d’elles les éléments qui me parlent et que je peux relier à mon expérience propre.

V. L. : Alors à propos de vos voyages justement, j’ai cru comprendre que vous ne preniez jamais de photographies sur place…
A. C. : Effectivement, je n’en prends jamais. Je privilégie le regard propre et l’enregistrement par la mémoire. Ce qui m’intéresse au final ce n’est pas de rendre les choses avec exactitude, mais de les vivre, de les ressentir. Ces réalités que je redonne à voir sont pour ainsi dire toujours passées au filtre de ma propre personne. J’ai une mémoire visuelle sur laquelle je peux me reposer. Elle est assez "fiable". Bien sûr, une fois rentré de mes différents voyages, la mémoire fait d’elle-même un tri sélectif, et ne reste en quelque sorte que ce qu’il devait resté.  Que ce que j’en ai retenu, sans forcer les choses… Effectivement je pourrais faire des photographies puis les retranscrire à l’identique en peinture, mais ça ne m’intéresse pas, ce serait d’ailleurs beaucoup moins honnête.  Et puis certaines choses que je vis lors de mes voyages sont aussi des choses très intérieures, qui ne se captent pas en photographie, mais qui se vivent et s’imprègnent en vous. Par contre j’utilise quand même des carnets, dans lesquels je fais de petits dessins, souvent des détails, des motifs de vêtements, de tissus de fresques ou encore de bas-reliefs. Des mots aussi, des impressions, des couleurs, que je tente d’exploiter à mon retour, mais tout reste très subjectif, "Rouge" par exemple… il existe une pléthore de rouges, carmin, vermillon… donc voilà ces carnets sont des relevés de fragments que j’assemble à mon retour, et qui en quelque sorte se substituent à la photographie… Par contre dans Divagation, on retrouve quelques photographies sur lesquelles je suis intervenu par le dessin. Ces photographies ont été prises par un ami graphiste, Alain Kugel, avec qui j’ai travaillé sur place. Je lui ai demandé de les faire sur des lieux qui m’intéressaient. Elles attestent d’un moment d’échange, d’un travail partagé, j’avais envie qu’elles soient présentes car j’aimais beaucoup son travail, mais sinon, c’est vrai que moi-même je ne prends jamais de photographies…

V. L. : Le fait de ne pas prendre de photographie me paraît effectivement assez juste. Il y a dans la photographie quelque chose d’un instant un peu morbide dans cette volonté d’arrêter les choses, de les fixer alors que votre démarche semble en mouvement perpétuel, un mouvement intérieur également qui se traduit par ce rapport à la mémoire et à son tri sélectif, une manière pour vous de rester toujours au cours de ce que vous vivez et au cœur de ce que vous rendez de vos expériences. Une manière juste finalement de rendre un mouvement intérieur sans en passer par quelque chose d’un enregistrement mécanique. J’imagine alors qu’au retour il doit y avoir une certaine impatience à peindre ce qui vous rempli ?
A. C. : Alors ça dépend. Parfois je laisse un peu de temps, le temps nécessaire à ma mémoire pour faire son tri sélectif et ne retenir que l’essentiel. Laisser les choses mûrir, se stratifier lentement pour qu’elles trouvent leur forme propre. Mais de manière générale, c’est vrai qu’il y a quand même une certaine impatience, une urgence presque, afin que toutes ses choses dont je me suis imprégné, ne m’échappent pas. Je suis un instinctif, et je ressens bien vite ce besoin de me vider, c’est assez physique même, il faut que tout soit expulsé, craché, vomi, que toutes ces choses trouvent leurs places, leurs corps, leurs mouvements, leurs relations entre elles, afin de pouvoir garder dans la peinture cette même dynamique, cette énergie qui m’assaille et que je tente de restituer. Vous savez, je fonctionne un peu comme une éponge, comme vous me le disiez tout à l’heure, l’image est assez juste. Je prends, mais je donne en retour, je m’immerge et je recrache ce surplus qui m’a rempli. 

V.L. : Lors de votre voyage en Afrique vous avez fait état de votre périple initiatique qui vous a amené à peindre en compagnie d’un artiste burkinabé. Il semble que l’expérience se soit renouvelée en Inde, avec des peintres traditionnels. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces rencontres artistiques et les échanges de ces temps de travail ?
A. C. : Effectivement j’ai rencontré des artistes traditionnels. En Inde, ils font partis de sous caste, un peu comme en Afrique où d’ailleurs  on  retrouve un système un peu équivalent, la classe des ouvriers, des agriculteurs, des peintres... En Inde, pourtant, le système des castes qui paraît comme ça très fermé est très paradoxale, et révèle finalement beaucoup plus de souplesse, une plus grande ouverture que l’on ne retrouve pas en Afrique par exemple. Les artistes africains contemporains en pays Dogon sont des artistes qui  souvent ont dû transgresser certaines règles. Par exemple, là-bas, le travail de poterie est encore réservé aux femmes, et les artistes masculins qui utilisent ces techniques, et donc qui transgressent quelque part le poids des traditions sont alors rapidement mis en marge de la société, qui ne considère que les artistes traditionnels, ceux qui s’en tiennent aux règles finalement. En Inde j’ai été frappé par cette souplesse inverse, par cette plus grande transversalité, cette volonté de réversibilité. Le système de castes y est ainsi beaucoup plus ouvert. Par exemple, les intouchables qui sont en réalité exclus car ils jouent du tambour et donc touchent la peau jugée impure, sont pourtant indispensables à la société et ont eux aussi un rôle à jouer notamment lors des cérémonies religieuses, car sans leur présence, il n’y aurait pas de musique. Donc chacune des sous castes en Inde à quand même son rôle à jouer pour le "bon fonctionnement" du pays. En fait, chaque individu fait partie d’un ensemble certes hiérarchisé, mais d’un ensemble quand même, dans lequel il a sa place. Et au final, pour un artiste, qu’il soit peintre traditionnel ou contemporain, il n’y a que très peu de différence. Aucun d’eux n’apparaît jamais véritablement  hors de la page. Alors, moi-même, je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer d’artistes contemporains, en revanche j’ai eu la chance de rencontrer une des dernières familles de peintres "traditionnels", qui malheureusement tendent à disparaître, à cause de l’avènement de la télévision.  La plupart sont des agriculteurs. Ce sont leur principal métier. Ils peignent en parallèle, mais peu d’entre eux arrivent à vivre de leur art. D’ailleurs peu d’entre eux le considèrent véritablement comme de l’art. Ce sont des compteurs nomades qui peignent sur des parchemins l’histoire des dieux, et qui passent de villages en villages, et s’y arrêtent quelque temps pour diffuser ces histoires religieuses auprès des familles. Le caractère religieux de leur peinture fait ainsi qu’ils se considèrent eux-mêmes plutôt comme des passeurs, et voient alors dans leur peinture quelque chose de plus proche de l’éducation, de la transmission, que de l’art même. Mais depuis l’arrivée de la télévision, ils se heurtent à des portes closes, car désormais les histoires des dieux, comme celles de Kàlî, par exemple, est retransmise dans tous les foyers et sous toutes les formes, films, documentaires, fictions cinématographiques même. Malgré  cette perte d’engouement pour leur discipline, ces peintres ont su gardé beaucoup d’humour et se définissent eux-mêmes comme la télévision ambulante, car, en plus de peindre, ils chantent et dansent  ces histoires ancestrales qu’ils se transmettent de pères en fils.

V.L. : Est ce que vous avez eu l’occasion de partir avec eux sur les routes ?
A.C. : Non, je les ai rencontrés dans le sud où j’étais invité, mais j’ai quand même vécu avec eux le temps de partager nos savoir respectifs.

V.L. : Il n’y a aucune trace de ce temps de travail partagé dans Divagation…
A.C. : Oui, car la rencontre s’est faite sur une période trop courte, et je n’avais pas envie de montrer quelque chose qui faute de temps n’a pas réellement pu trouver de formes. On était plus dans un temps de partage que dans quelque chose à construire. En revanche, j’envisage d’y retourner pour approfondir les choses dans l’optique cette fois d’une véritable construction qui dépasse le simple échange. Et puis j’aimerais beaucoup les faire venir en France et travailler avec eux sur la religion chrétienne, étant donnée qu’ils se disent eux-mêmes peintres au service de la foi. Voilà, simplement pouvoir croiser les regards sur des religions différentes, mais au final sur une symbolique commune. Et peut être alors que si le travail abouti, et seulement à cette condition,  il pourrait donner lieu à un livre. Greffer des traces de cette première expérience dans Divagation, n’avait pas de sens pour moi, le risque aurait été d’être trop approximatif, et de flirter avec l’anecdotique, alors que ce type d’expérience, si menée jusqu’à son terme, nécessite quelque chose à part entière, un autre opuscule.  Mais bon, c’est vrai que cette envie de les faire venir en France est assez compliqué pour l’heure. Ce n’est pas facile pour eux d’une part de quitter comme ça leur pays, et puis certains commencent à avoir des marchands, ce qui rend la tâche encore plus difficile. Dès lors que le côté commercial intervient, les choses prennent souvent plus de temps à se mettre en place.

V.L. : Pour en revenir au livre, une chose est assez frappante dans ce recueil :  d’une part ces mises en scènes ritualistes drolatiques, exubérantes, hautes en couleur, et d’autre part dessins et peintures en nombre plus restreint, et dont le déploiement extatique, la puissance expressionniste toujours présente semble néanmoins trouver un certain  apaisement, ou au contraire une intériorité plus grave. À la légèreté des saynètes, à l’éventail de couleur des tissus, des tapisseries, aux multiples facettes des masques s’oppose alors un style pictural plus dépouillé, du noir et blanc, et une force plus sombre. Comment le passage de l’un à l’autre s’est-il articulé ? Est ce que le noir et blanc des peintures retranscrit quelque chose de la difficulté lié à la vie là bas ?
A.C. : Je crois que c’est justement dans la complémentarité de ses deux temps et deux éléments opposés que se dessine ma position, mon ressenti sur place et mon regard occidental. Effectivement les peintures ont un caractère plus retenu, mais elles gagnent aussi peut être en force. C’était une manière pour moi de m’éloigner de l’anecdotique. Encore une fois, il m’aurait été possible de rendre une image type de l’Inde dans ces peintures, de garder le plus fidèlement possible ses couleurs, ses formes, cette vie qui la caractérise. Mais ce n’était pas mon but. Tout passe par moi, et les peintures retranscrivent à leur manière une certaine réalité, autre que celle que l’on nous vend dans le cinéma indien, par exemple, ou simplement ici à la télévision. Et puis c’est vrai qu’à mes débuts, j’étais dans la couleur, j’y allais.  Sans retenue, un vrai coloriste.  Et quand je me suis mis au noir et blanc, c’était aussi un défi personnel, essayer de retranscrire l’éventail des couleurs en noir et blanc, sans nuance, sans gris, du noir et du blanc, simplement. Ça n’est pas arrivé suite à mon voyage en Inde et ça ne s’est pas non plus arrêté à lui. En chine aussi j’ai beaucoup utilisé le noir et le blanc. Maintenant pour en revenir aux scénettes qui elles sont très exubérantes par leurs couleurs, la gestuelle des corps, je crois qu’elles portent en elles quelque chose de ce sacré qui est présent partout en Inde, avec toute l’ironie de mon regard sur cela. C’est vrai en France, la religion à disparue, presque, alors que là-bas, elle rythme encore la vie. Pour une naissance, pour acheter un lopin de terre, on consulte les divinités… pour tout ! Quand tu rentres dans un taxi, le chauffeur va vérifier si toutes ses icônes religieuses sont bien en place faire une prière ou une petite incantation. Si tu passes en bus devant un temple qui a beau être au milieu de nulle part, tu n’y échappes pas non plus. Tout le monde est appelé à sortir du bus pour la prière. La religion est quelque chose de très englobante, quelque chose de présent à tous les instants, dans toutes les vies. Parfois même tu te crois dans un film, ça ne s’arrête jamais. Quand tu assistes à des cérémonies qui  peuvent durer des heures, tu prends bien la mesure de son importance, mais au final, tu te crois au cinéma, justement parce que tu viens avec ta culture différente et que tout cela d’un coup te semble factice.

V.L. : Alors justement ce côté factice que l’on retrouve dans ces mises en scènes atteste à la fois d’un regard occidental et semble participer à une joyeuse confusion.
A.C. : Oui, les scénettes jouent de cette exagération de cette surenchère de spiritualité, mais sans moquerie. C’est plutôt un regard amusé, complice de tout ça. J’ai beau avoir vu des choses, les avoir vécues,  ce n’est jamais qu’avec mon propre regard, mes propres impressions. Je ne suis pas ethnologue, j’ai un regard même très occidentalisé et encore une fois tout part de moi, des diverses expériences déjà vécues dans d’autres pays dont on  peut voir ici une synthèse. Je pourrais effectivement retranscrire ces scènes religieuses aux millimètres près en restant au plus près des détails, des objets, des tissus, mais là aussi je m’amuse, et j’ignore volontairement les codes, la symbolique.. Ce qui m’intéresse c’est de jouer. C’est une manière aussi de mettre un peu de moi, d’un moi qui s’est constitué au fil de mes différents voyages. C’est pour cela que j’utilise des masques qui ne sont pas à proprement parlé d’Inde, mais qui en l’occurrence viennent de Bali et d’Indonésie.

V.L. : C’est marrant ce que vous me dites parce que j’ai moi même chercher des indications sur ses masques pour savoir un peu à quelle divinité ils renvoyaient, et donc apparemment il n’ont rien a voir d’immédiat avec l’Inde ?
A. C. : Non, ils ne sont pas d’Inde. Comme je vous l’ai dit ce qui m’intéresse aussi c’est de jouer et au fil de mes voyages je me suis bien rendu compte qu’il y avait certaines correspondances entre différentes cultures, jusque dans leurs mythes fondateurs, dans leurs rituels religieux, alors même qu’elles n’ont parfois entre elles aucun passé historique qui les auraient rapproché, pas plus que de liens géographiques. Prière pour la pluie, prière pour les récoltes… autant de rituels qui évoquent à la fois l’Afrique, l’Indonésie, l’Inde. Un certain universalisme  en somme que je me plais à rejouer en mélangeant différentes histoires, différents objets, d’époque et d’origines variées. Ces sous-histoires universelles me permettent de faire les liens entre différentes choses vues ou vécues ailleurs que je retrouve sous une forme similaire bien que différente dans chaque pays. Les masques utilisés dans les saynètes de Divagation sont donc d’Extrême-Orient alors que les tissus, par exemple, sont d’Inde. J’aime bien rapporter des objets et de la matière de mes différents voyages que je refonde ensuite et auxquels je redonne vie dans de nouvelles histoires. Comme si les différentes mémoires de mes voyages avaient d’un coup la possibilité de se superposer, pour n’en former qu’une qui serait en somme une synthèse très personnelle de toutes les choses qui au fil de ces voyages esquissent peu à peu une identité, la mienne. Identité singulière mais à la fois plurielle, composite, dont l’occurrence se renouvelle à chaque voyage, se façonne à chaque retour, se stratifie peu à peu. Et puis c’est aussi une manière de rendre un peu de moi, et de rester le fil conducteur des histoires que je construis et déconstruis. Une histoire multiple, une mythologie presque, qui hérite de traditions, de rites et de coutumes ancestrales, pour les transmettre à nouveaux, sous une autre forme, dans un autre temps, et un autre contexte, mais dans laquelle je reste toujours au centre. C’est pourquoi je m’autorise des digressions, divagations, une manière de perturber les choses en douceur, avec poésie, en les confrontant entre elles, pour révéler ce qu’elles ont d’universel ou de particulier et faire état de cela avant qu’elles ne disparaissent. 

V. L. : Il y a toujours eu dans votre travail une attention particulière portée aux traditions, aux rites et autres coutumes populaires. Je pense d’abord aux animaux totems que vous avez aujourd’hui quelque peu délaissé, pour vous plonger dans de nouvelles cultures. Dans ce que l’on voit de l’Inde dans Divagation, on retient l’importance de la religion dont on a déjà parlé, et en Chine, lors de votre exposition Retour de Chine à la galerie Hambursin Boisanté, je me souviens avoir vu un travail  qui se développait presque entièrement autour de petits métiers voués à disparaître. Il semble donc que ce regard posé sur les choses fuyantes soit très important pour vous…
A. C. : Et bien, oui, c’est vrai ça a toujours été important pour moi. Aujourd’hui le monde entier tend à s’occidentaliser, les États-Unis deviennent plus que jamais le modèle à suivre, et c’est quelque chose qui se fait au détriment de toutes les coutumes ou même des réalités de la vie. En Afrique par exemple, il m’est arrivé de voir dans des villages, des familles qui n’ont rien à manger où le manque d’eau est considérable, mais pourtant il s’y développe quand même des enseignes Coca-Cola. Des systèmes réfrigérants sont mis en place par cette industrie alors même que les locaux n’ont ni l’eau potable, ni l’électricité. Bien sûr tout ça est à un niveau supérieur en Chine. C’est pareil, Shanghai s’est développée sur le modèle américain et occidental, et en y allant on peut ne voir que cette facette de la ville, riche, industrialisée, où de nombreux occidentaux viennent travailler dans des conditions de confort, et de sécurité sans pareil. Mais il y a aussi l’autre facette, l’autre réalité, celle des cireurs de chaussure, des petits calligraphes, des joueurs de cartes assis dans la rue…Et  toutes les autres activités mineures de ce type qui jusqu’alors étaient ancrés dans la société mais qui aujourd’hui constituent les marges d’un système qui s’est développé à deux vitesses. Toutes ses personnes que l’on n’ignore parce qu’on les juge improductives, ou simplement  parce qu’elles ne suivent pas l’évolution du  modèle économique qui s’est mis en route. En chine par exemple, beaucoup de gens sortent en pyjama. Depuis qu’il a été importé d’Europe, il est devenu le vêtement traditionnel des populations les moins riches. Or avec l’augmentation constante du tourisme occidental, les autorités chinoises tentent d’éradiquer ce phénomène, pour que ça ne nuise pas à l’image du pays, et moi c’est justement toutes ces choses qui m’intéressent et que je vais chercher aussi dans mes voyages. L’image de Shanghai telle qu’on nous la donne à la télévision ne m’intéresse pas. Je cherche l’authenticité, la réalité, l’humain.

V. L. : N’y a t-il pas aussi quelque chose peut être de politique dans le fait de vous intéresser aux marges et de ne pas vous soumettre à l’image carte postale que le pays lui même tente de donner. Je me souviens toujours lors de votre exposition Retour de Chine, de cette peinture en vitrine de la galerie : Freedom For Tibet.
A. C. : Quelque chose de politique ? je ne sais pas… Bien sûr ce n’est pas anodin de privilégier une certaine réalité, par rapport à une autre, mais je dirais que ce fond politique advient alors dans mon travail au second degré… Je ne sais pas…  Et  oui, en même temps j’ai rencontré des gens et j’ai vu comment les dissidents étaient traités en Chine. Dernièrement j’ai même entendu qu’un petit groupuscule s’était fait arrêté pour avoir brûlé des voitures en signe de protestations. Ils ont été emprisonnés à perpétuité. Ça ne rigole pas là-bas. J’ai aussi rencontré sans le savoir une femme opposée au régime, et que l’on connaissait dans toute la ville comme la bête noire qu’il ne fallait pas fréquenter, sous peine d’être à votre tour considéré comme dissident, et par la même, fiché par les forces de l’ordre. Je l’ai rencontré sans  savoir qui elle était, on a discuté un peu, et de suite je me suis fait encerclé par un tas d’individus, j’ai vite compris. Alors c’est vrai que cette peinture Freedom For Tibet est politique, mais c’est une des rare où le propos est aussi ouvertement revendiqué. Et puis bon, au sein même de cette peinture il a y aussi tout un pavé d’histoire qui se joue, car quand même depuis un bon moment déjà on fait croire aux chinois que le Tibet leur appartient, on leur a toujours dit cela. Il y a beaucoup de non dits et une énorme censure en Chine qui conforte ses partisans dans leurs idées, et qui leur voile la face en leur empêchant de regarder la réalité telle qu’elle est. Mais tout cela rejoins aussi la question d’un pays qui se développe à deux vitesses, et de l’écart entre l’information et la désinformation qui se pratique pour ne pas nuire au développement du pays. Donc mis à part dans cette peinture, le fond politique de mon travail n’apparaît jamais véritablement au premier plan, il est plutôt  induit.

V. L. : Ce besoin de voyage vous est arrivé comment ? il me semble que cette envie se soit manifestée relativement tôt dans votre  pratique ?
A. C. : Pas tant que cela.  Il y a eu d’abord eu la période Yaros de 1984 à 1986 et le premier voyage est arrivé presque 10 ans après. En parallèle des Yaros j’avais déjà une pratique qui commençait à se mettre en place, et puis comme je vous disais mon premier amour fut le cinéma. J’ai bossé très jeune dans un cinéma ce qui me permettait de voir plusieurs films par semaine et déjà là j’ai connu mes premiers "voyages". Le cinéma a toujours occupé une très grande importance dans ma pratique. Au début, j’ai même voulu en faire, mais ce n’est  pas  facile de monter quelque chose à plusieurs, et c’est vrai, je me rends compte aussi avec le temps, que j’étais déjà très individualiste. Dans ma production en tout cas, car même si j’ai toujours ce besoin de rencontres et que je suis très sociable, dans ma pratique, j’avais besoin d’être seul et donc le cinéma a été mis de côté. Bien sûr il est toujours là en moi, ce n’est pas quelque chose sur lequel on tire un trait facilement. Au contraire il est toujours présent dans mon travail, il le nourrit en filigrane comme la musique. D’ailleurs je pense qu’au début dans ma peinture j’essayais de rendre ce quelque chose du cinéma, sous la forme de questions, de relations induites, enfin des choses qui n’apparaissent peut être pas de manière évidente mais qui sont là, et qui me permettent d’ouvrir ma pratique. Donc au début j’ai énormément voyagé par le cinéma, les livres, les cartes, et aussi par ce que l’on pouvait me raconter. J’avais des amis en Afrique par qui je découvrais certaines choses, et qui m’ont aussi poussé à venir à la découverte de ce pays qui m’attirait depuis un petit bout de temps déjà. Je me souviens qu’enfant dans le quartier où j’ai grandi, il y avait quelques familles africaines. Quand j’allais chez eux déjà j’avais un avant goût de ce voyage, par les odeurs, les couleurs, la cuisine, la musique, l’ambiance différente qui déjà me transportait vers cet ailleurs rêvé. Et puis aussi ce retour de réalité, de voir ces mêmes familles vivrent dans de minuscules espaces à 8 ou 10 personnes.  Un premier décalage déjà avec des réalités qui se superposaient et que je n’avais pas forcément ressenti dans les films ou les divers récits sur l’Afrique. Donc bon, je me suis dit, quand même, qu’il fallait voir par soi-même ce qui se passe ailleurs. J’y suis allé, et puis la même année, en 1994, j’ai été invité en Ex-Yougoslavie, en Croatie exactement, et alors là encore ce voyage a été déterminant, je crois, pour moi. C’était à Packacs, sur le lieu mémoire des conflits serbo-croates et ça m’a déterminé, dans le sens où, entre les images qu’on nous transmettait à l’époque  à la télé dans les journaux et la réalité sur place, il y avait un fossé énorme. Un gouffre. Se dire que ce pays était en guerre civile, et n’en percevoir que les bribes erronées à travers les médias, alors que c’est à peine à une heure d’avion de la France, ça m’a fait énormément réfléchir. J’avais déjà eu ce flash en Afrique, au Sénégal, mais là voilà, je me suis dit qu’il fallait voir les choses par soi-même pour ne pas rester dans l’ignorance. Se confronter à la réalité pour de vrai, et c’est à ce moment là que la question du voyage s’est imposé à moi comme une évidence…

V. L. : Donc les voyages sont venus peut être plus comme une quête de vérité, que comme une recherche d’exotisme, de nouvelles couleurs, formes et cultures dans lesquelles ressourcer votre peinture.
A. C. : Tout à fait c’est ça, c’est très juste. Chercher la vérité.  Il y avait ce désir profond de voyager pour comprendre les choses, ne pas se voiler la face sur ce qui vous entoure. Voilà, par exemple j’avais entendu, lu, et  vu beaucoup de choses sur l’Inde, mais finalement on nous parle de quoi, toujours de cette grande misère qui touche la population, les crues, les inondations… D’ailleurs en rentrant d’Inde, 99% des personnes avec qui j’ai parlé ne m’ont parlé que de cette réalité là. C’est dur c’est vrai, tu ne ressors pas indemne quant tu vas en Inde. D’ailleurs l’Inde en général ou tu ne veux plus en partir ou tu la fuis par ce que c’est trop éprouvant. Mais en Afrique c’est pareil, l’Afrique elle est dure à vivre parce qu’elle est beaucoup plus roots, et l’Inde elle, s’est sûr, il y a quelque chose  de physique, parce que c’est toujours dans le l’excès, le trop. Trop de couleur, trop de gens, c’est épuisant physiquement, tu te sens oppressé presque par cette foule et ce mouvement constant. J’y suis resté 9 mois, mais moi-même il m’a fallu du temps avant de pouvoir me plonger dans cette culture, dans sa ville même, prendre le train, sortir en ville, c’est pas quelque chose d’évident immédiatement.  Il m’a fallu un bon mois avant de pouvoir faire ces choses là par exemple. C’est petit à petit que tu prends la mesure de ce qui se présente à toi et que tu commences à aller à la rencontre des gens, à voir la réalité. Ça ne se fait pas comme ça, et puis il te faut aussi un moment pour te laver un peu de toutes les idées préconçues que tu as en arrivant dans un tel pays. Il faut se vider un peu, pour pouvoir t’ouvrir à une nouvelle culture. Bien évidemment, tu ressens toujours les choses avec ton regard occidental, mais tu peux quand même te plonger un peu plus  dans le vrai une fois ce travail de détachement effectué. Certains s’en moque. Après, tout dépend aussi de ce que tu recherches quand tu voyages. Certaines personnes ne voient rien des pays dans lesquelles elles voyagent. Je ne dis pas que je vois tout non plus, mais c’est aussi un travail sur soi à faire pour pouvoir ce remplir de cet ailleurs dans lequel tu pénètres. Il m’est arrivé de partir sur l’île Saint Maurice, bon c’était un contexte assez particulier, j’y étais invité, mais toujours est il que je me suis retrouvé un peu malgré moi dans un hôtel classieux, genre l’hôtel qui représente le rêve pour certaines personnes. Alors bien sûr j’aurais pu ne pas en sortir, manger boire et me faire dorer la pilule sur les deux faces, mais pour moi ce n’est pas dans cette optique là que je voyage. Je suis parti en bus et  j’ai vu l’esclavagisme qui régnait encore dans les terres loin de tous ces hôtels. Après dans l’avion du retour, j’ai entendu un de ses touristes raconter qu’il s’était fait avoir de deux franc par un local, mais en même temps, qu’est ce que vous voulez, c’était le pigeon rêvé !!! Ça m'a conforté dans cette idée que bon c’est sûr, même en voyageant tu peux passer à côté de plein de chose et ne rien voir…

V. L. : A  venir…, je crois que vous avez en préparation un livre sur le dernier voyage en Chine ?
A. C. : Oui, alors effectivement, il y a quelque chose en préparation… un livre sur lequel Crystel Labasor a travaillé avec Jacques Fournel. Mais pour le moment ce projet est en stand-by…. quelques difficultés passagères nous obligent à reporter l’édition de ce livre à plus tard... C’était au départ une co-édition entre la Villa Saint Clair et Hong Merchant gallery en Chine. Il s’agissait d’un livre sur la peinture cette fois, uniquement, mais maintenant avec le recul, je me dis que vu qu’il va être refait, je pourrais peut être en modifier la forme et m’approcher de quelque chose encore une fois qui fasse moins catalogue et qui dans l’idée en tout cas se rapproche de Divagation. Mais c’est à suivre…

V. L. : Une dernière question peut-être : vos mémoires de voyages sont tout le temps rapportées sous la forme picturale. Pourtant, vous en parler beaucoup, vous avez ainsi toujours beaucoup de petites histoires à raconter. Le texte de Crystel Labasor qui accompagne Divagation en mentionne quelques-unes. N’avez-vous jamais eu l’envie de les écrire et de les publier sous la forme de petits textes ?
A. C. : Si c’est vrai que c’est quelque chose qui me trotte dans la tête depuis un petit moment. Plusieurs fois déjà j’ai pensé le faire, mais vous savez je suis dans l’image, et les mots, l’écrit, c’est moins mon domaine. Il me faudrait  trouver quelqu’un peut être avec qui travailler cela, mais en tout cas c’est quelque chose qui m’intéresserait, oui, donc,  à suivre encore…

Poussan, le 30 avril 2008,

Conversation, André Cervera, Virginie Lauvergne