Enna Chaton, In Love
La vitrine de la Villa Saint Clair
Sète 2001
138 pages quadri, 16 x 22 cm, couverture rigide
Tirage 700 exemplaires
Textes Stéphanie Eligert, Patrice Allain & Patrice Gaborieau, Mohamed El baz,
Céline Mélissent, Chantal Vey, Christine Dolbeau (français/anglais)
Coproduction avec l'Association Nouvelle Vague
ISBN 2-908964-27-9


Prix 10 €

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Lenteur et souplesse et humidité. Ce ne sont pas des mouvements qui se succèdent, ou des qualités distinctes et alternées. La caméra d’Enna Chaton n’est pas d’abord lente, ensuite souple, et humide. Une vidéo (1999) est nommée par ces mots que saccadent trois virgules : lent, souple, humide. Il y a une étrangeté de ce titre : l’envie qu’a notre bouche de le lire vite ne coïncide pas tout à fait avec le sens - ou l’image de ce sens - qui souffle sa suspension. Lent. Là, le titre ralentit son flux, il se considère et tourne doucement sur lui-même. Il est souple. Il tourne sur lui-même, ou en lui-même, cela pour se voir au plus sensuel qu’il est possible, humide.
Les virgules de Lent, souple, humide abritent quelque chose dont les trois mots donnent le désir : l’image d’un corps. Chantal pose, ou plutôt est-elle là dans le champ de la caméra. Elle est allongée sur un lit et un homme vient. Patrick lui caresse la joue et l’invite à danser. Ils tournent dans la chambre. La caméra délicatement décadre. Les deux visages sont maintenant hors-champ. Leur corps presque se touchent. Enna Chaton regarde alors ce presque, ce va-et-vient entre deux peaux dont nous devinons, et désirons, le grain puisque tous deux sont vêtus. Elle les regarde et sa caméra reste fixe. Et ce plan-séquence n’a rien d’une ontologie quelconque : la durée de l’image ne fait pas advenir la réalité d’un corps ou du Corps. Ce couple dansant est là, forcément anté-conceptuel, et leur image dans Lent, souple, humide n’a pas d’autre désir que fluidifier, et ralentir, la plastique de leur présence.
Lent et souple et humide ne forment pas les concepts de l’esthétique d’Enna Chaton. Ils ne pensent pas mais touchent les corps dont ils anticipent la venue à l’image. Ils parlent le désir de sa caméra qui, entre les virgules, hallucine la peau de ses modèles. Ce titre est alors l’autre peau de Patrick et Chantal. Cela, aussi, se palpe dans le récit de Muriel Drummer dont l’étoffe, textuelle, est une peau - la peau d’Albert - une peau que l’on voit ou que l’on lit. Mais ces mots ne se transforment pas en peau parce qu’ils le sont déjà dans la bouche de l’artiste qui les sent et informe sa caresse dans le frémissement des mots qu’elle appose à ses images.
Le corps du modèle est un corps, sa peau sa peau, le lit sur lequel il s’étend un lit et le canapé noir où il se délasse un canapé noir. Les choses et les personnes sont ici sans qu’entre elles, ou sur l’image d’elles, se glisse une distorsion du voir, une métaphore et sa confusion, celles du "tout est corps". Tout précisément ne l’est pas et rien ne peut devenir un corps. C’est alors la plastique de cette évidence qu’il s’agit de filmer : les corps de Rebecca et Arnaud enlassés dans un appartement vide, celui de Chantal dont les pieds trottinent dans un parc à Grenoble ou ceux d’une famille réunis autour de la table où ils terminent leur dîner. Ces évidences-là échappent au parcours du sens : elles ne sont pas intelligibles ou opaques, ou claires et inintelligibles. Il n’est pas question de cela. Nous ne savons pas ce qu’est un corps après avoir vu les images qu’en fait Enna Chaton. C’est autre chose qui se passe, une chose qui est le corps et dont la puissance circule de notre rétine à la surface des images. Ou est-ce l’inverse : les corps projetés touchent notre rétine, la caressent et la violentent. C’est est la plastique que libèrent ces images, un effet qui s’échappe de l’écran et de sa surface, cela pour faire voir la profondeur d’un corps dont nous n’avions d’abord vue que la peau, la peau de l’image.
Tout n’est pas peau dans ces images. Pourtant le désir qu’en a Enna Chaton fait qu’elle touche et monte les images de ses films comme si celles-ci étaient la seconde peau des modèles, la seconde ou la troisième puisque les mots qu’elle insinue entre les images, ou avant elles, en ont aussi l’étoffe. Rebecca est là sur deux écrans dont le format est identique (Sans titre 2 / x , Vidéo couleur, 10 mn, 2000) : sur l’un, elle est immobile et son corps, cadré en son entier, tremble d’une façon légère, presqu’indistincte. L’autre image l’approche en gros plan et le plaisir strie le visage de Rebecca dont les lèvres embrassent un miroir. Le plaisir strie son visage ou plutôt le pénètre-t-il, entre ses grains. La caméra cadre alors ce délicat écartèlement intime sur Rebecca, Rebecca dont ne voyons que le visage mais dont pourtant nous sentons le sexe, vibrant en-deçà du bord inférieur de l’image, humide. La vulve de Rebecca n’est pas hors-champ : sa vulve affleure, sous le cadre mais aussi derrière lui, surimprimant à tous ces plans rapprochés sur ce visage l’image de son excitation. Mais l’idée de surimpression est une ruse que notre texte emploie pour écrire la densité de ce qui se passe en cette image de Rebecca : nous voyons sa vulve derrière son visage et nous la voyons sans qu’Enna Chaton ne la cadre, ou ne fasse deux images en une. C’est que le visage de Rebecca, délicatement délié par son plaisir, a l’air de sa vulve, non que son visage imite sa vulve, mais le plaisir est le même sur un visage ou sur une vulve. Lorsqu’aux côtés de cet écran, nous voyons Rebecca, sur une autre image, debout et immobile dans une pièce vide, c’est encore l’évidence radicale de son corps qui frappe notre rétine, et notre corps aussi, debout entre ces deux écrans, évident et immobile comme Rebecca. Mais notre immobilité n’est pas celle de Rebecca, l’installation de Sans titre 2 / x ne se souciant pas de la réflection d’un corps à l’autre. Sans titre 2 / x frotte notre corps contre un autre corps, celui de Rebecca, tour à tour jouissant et en attente. Tout cela est un frottement d’images et de peaux : Rebecca posant pour cette vidéo ou Enna Chaton la filmant, ou nous-même regardant et frottant notre regard aux peaux de Sans titre 2 / x.
Mais Quelquefois il n’y a pas de plaisir chez les sexes (Vidéo couleur, 4 minutes 1995). Le titre de cette vidéo ne dit pas qu’Enna chaton, quelquefois, filme le plaisir dans le corps de ses modèles et que, d’autres fois, elle les filme lorsqu’ils ne sont pas en plaisir et que cette sorte de répartition organiserait le choix de ses images. Car celles-ci, perçues et comprises en ce sens, deviendraient une collection documentaire qui enseignerait les totalités d’un corps : là, un corps jouit et ici il ne jouit pas et si nous juxtaposons toutes ces images, si nous les montons, nous verrions tous les possibles d’un corps. Or les images que fait Enna Chaton ne sont pas des documents qui accumulent l’exhaustivité des corps. Il ne s’agit pas de cela, d’accumuler, mais de voir les choses qui se passent sur une peau, contre les corps ou chez les sexes. Chez les sexes, dans cette rapide plastique textuelle, le travail d’Enna Chaton se trouve dit : voir chez eux, non en eux, mais comment eux, les corps des modèles habitent chez leur sexe. Philippe qui s’assoit sur le canapé noir, c’est le sexe de Philippe qui s’assoit sur le canapé noir (Sans Titre 1 / x, vidéo, 16 mn, couleur, 2000). Et ce corps ne vient pas autour de son sexe, il est chez son sexe qui s’assoit. Sa main qui dégraffe sa chemise est chez son sexe comme le visage de Rebecca est chez sa vulve. C’est cela que filme la caméra d’Enna Chaton - ce qu’avant nous écrivions ressembler à une surimpression et qui est voir et toucher un corps chez son sexe, ou un sexe chez son corps.
C’est pourquoi Quelquefois il n’y a pas de plaisir chez les sexes. Car, chez les sexes, on n’est pas toujours en plaisir de son sexe : on est assis et on mange, on boit et on dit des phrases et le plaisir est autre chose. Un travelling alors commence, du bout d’une table jusqu’à son autre bout. Les visages de ces personnes, entre lesquelles nous ressentons les rictus d’un faire familial, ces visages, nous ne les voyons pas dans le temps de ce travelling. La caméra, de droite à gauche, cadre la table, ses verres et ses assiettes vidés et, autour d’eux, les bras et les mains, les bustes de ces gens s’agitant dans une discussion que nous n’entendons pas - le plan n’est pas sonore - mais dont nous voyons la répercussion sur les gestes de leurs corps. Une image, particulièrement : un homme explique peut-être quelque chose, quelque chose qui importe plusieurs points d’explication et les doigts de sa main se déplient, un et deux. Et nous voyons chez son sexe dont les doigts rougis montrent ce que c’est qu’être chez son sexe. Le travelling est suspendu par des inserts cadrant, en plan moyen, le visage de ces personnes, chacune disant des phrases. Une femme vieille dit : je connais une dame qui se masturbe tous les jours. Ce sont les portraits de chez les sexes, des portraits qui n’arrêtent pas le travelling mais l’enflent sur des phrasés, sur ce qu’on dit chez les sexes. Le sexe parle sa langue dans la bouche de cette femme qui dit la masturbation d’une autre. Et sa phrase est insensée, c’est à dire qu’elle n’a pas à voir avec le sens, ni avec la narration - peu importe cette dame - mais avec ce qui circule, toujours, en-deçà de l’un et de l’autre : les évidences closes dans son corps. Son sexe la parle et elle parle son sexe. La plastique de Quelquefois il n’y a pas de plaisir chez les sexes fait voir comment l’un parle l’autre - autour d’une table ou contre le fauteuil d’un salon. Un homme, cadré dans le contre-jour d’une fenêtre, demande : il parlait de quoi ce film ?
Le sexe parle et cette langue est l’objet des images de Propos, titre provisoire 1 (vidéo, 13, 48 mn, couleur, 2000); images abstraites, dirait-on, puisqu’aucun corps n’est visible dans leur champ et que la notion même de champ paraît s’être éventée en une massive surface monochrome. L’écran, diffusant ces Propos, est successivement rouge incarnat, jaune, rouge orangé, blanc, noir, rose fuschia et chacune de ces successions varie le grain d’une voix, masculine et féminine, en train de parler la confidence de son sexe, celle de sa masturbation. Mais ces voix ne sont pas audibles comme ça, elles ne résonnent pas dans le lieu où les Propos sont montrés, et nos oreilles doivent se munir d’un casque, dont deux sont mis à notre disposition, cela pour les écouter, dans l’intimité. Deux chaises, aussi, sont face à ce moniteur dont Enna chaton dit qu’il est installé à hauteur de sexe. Cette disposition a quelque chose qui défait l’a priori d’abstraction que, d’emblée, notre oeil put avoir quant à ces images monochromes. Peut-être, d’ailleurs, devrions-nous écrire une couleur plutôt que monochrome, lequel mot, monochrome, sature les signes de son étymologie et détourne le discours vers le relief de sa technicité. Cela, ce n’est pas compatible avec le geste d’Enna Chaton, geste d’un bout à l’autre happé par la plastique de sa sensualité et pour qui, dans ces Propos, les couleurs sont comme des cadeaux offerts à ses modèles : l’artiste leur offre, à la manière d’une gourmandise, le choix de l’image qui habillera le son de leur confidence. Le rouge incarnat, le jaune et le rouge orangé, le blanc écru, toutes ces couleurs qui défilent sur l’écran ont été choisies par chacune des personnes à qui l’artiste a posé cette question finale : Quelle couleur donneriez-vous à la masturbation ? Rien n’est moins abstrait donc, moins spéculatif que ce montage de couleurs, un montage qui est encore une autre manière de palper les corps, de les toucher lorsqu’ils projettent la couleur de leur masturbation. Et cette couleur ne se substitue pas à leur image, il n’y a pas de dialectique entre l’une et l’autre et le corps des modèles n’a pas déserté le champ de la caméra d’Enna chaton. C’est sa caméra HI8 qui a enregistré leurs voix, et non un micro. Enna Chaton venait, s’asseyait face à son modèle, lui-même assis face à elle, et elle posait sa caméra sur ses genoux, à hauteur de son sexe, et ce que la caméra prenait dans son champ était aussi à hauteur du sexe du modèle, mettant en branle la langue de sa masturbation, celle qui unit sa main à son sexe. Mais tous ne livrent pas cette langue. Souvent, elle se camoufle derrière un logos et un lexique en-deçà desquels elle frappe, secrètement - dans l’ellipse ou la récurrence d’un mot, dans le souffle qui sépare deux autres ou le bruit de la salive dans une bouche qui hésite à dire quelque chose et dont nous devinons, selon le grain de sa liquidité, ce qu’est sa masturbation. C’est cela que permettent les couleurs dans Propos, titre provisoire 1: voir ces choses qui ne sont pas visibles - le bruit d’un sexe, la voix de sa masturbation - les voir s’incorporer dans la matière de l’écran, une matière VHS dont le granulé, le relief plient l’étoffe de ces intimités.
Il y a une vidéo d’Enna Chaton aux abords de laquelle ce texte peut plier lui aussi son étoffe : Sans titre, 1 / x (Vidéo, couleur, 16 mn, 2000). Il s’y plie parce que je suis sur cette image et voir mon image sur cet écran (2 m / 2 m) décale la ligne de mon écriture, la tremble et empêche mon texte de se dérouler comme, jusqu’ici, il le fait. Ce n’est pas que ce soit un trouble narcissique - mon image ne m’est pas un trouble - mais c’est autre chose qui a avoir avec la manière dont Enna Chaton fait des images, une manière que mon corps a éprouvée contre sa caméra et elle-même. Aussi mon corps ne peut-il écrire dans la suspension de ce qu’il a ressenti : la sensation sur ma peau qu’elle était en train d’en faire une image. Alors, si j’écris sur Sans titre 1 / x, j’écris sur ma peau et j’écris ma peau et je peine à discerner l’image seule qu’en a faite Enna Chaton. Je vois, en quelque sorte, une sensation et cela risque de spiraler mon texte autour d’une ellipse, celle de mon image et de mon toucher avec elle, avant elle - une ellipse, ou une excroissance, perçant mon texte.

Stéphanie Eligert, 2001