Enna Chaton

Enna Chaton
Sète mars 2007
230 pages couleur, 25x17,5 cm, couverture rigide
Tirage 600 exemplaires
texte "Je m'interroge" (fiction) de Claire Guezengar.
Édition réalisée en coproduction avec le Centre d'Art Chapelle Saint-Jacques à Saint Gaudens
et Le Parvis centre d'art contemporain, Vidéo K.01 Pau.
Crédit Photographique pour les vues de l'exposition Jean-François Peiré.
ISBN 2-908964-49-3


Prix : 20 €

http://artistesLR.fr/artiste/enna_chaton

Ce livre est une suite d'images faites dans le paysage. Elle a commencé en 2004 lorsque j'ai demandé à ma mère de poser nue devant des lieux de passages : supermarchés, bord d'une autoroute, champs, maisons. J'ai poursuivi cette traversée avec d'autres personnes, dans d'autres paysages. Le lieu devient un décor, un espace porteur de sens narratif, graphique, pictural, poétique… le corps s’inscrit dans cette architecture dans une relation aussi bien étroite qu’incongrue. Les modèles sont non professionnels, certains sont rencontrés au hasard, d’autres ont répondus positivement à une petite annonce dans la presse locale lors d’une résidence dans le Comminges (série visible au Centre d'art Chapelle Saint Jacques de novembre 2006 à février 2007). Le travail se fait lors de longues promenades en voiture avec les modèles, au fur et mesure je découvre le paysage et choisis des lieux qui m’apparaissent forts. Les prises de vues commencent. L'édition de la Villa Saint Clair regroupe l'ensemble d'un travail qui mène de Sète à Saint Gaudens, accompagné d’un texte "Je m’interroge" (fiction) de Claire Guezengar.

E .C

Seuls ou en groupe, des Hommes, ou simplement des "personnes", des "corps", des "modèles" comme les désignerait Enna Chaton, partageant sans doute le même embarras que le mien face à la complexité de cette nomination parfois forcée… Les mots nous manquent, quand ils ne s’effarouchent pas  eux-mêmes de la charge trop lourde qu’ils doivent supporter. Enna Chaton le sait bien.  Elle a ainsi trouvé un langage qui lui soit propre, aussi sincère qu’immédiat : celui du Corps, celui de l’Autre qui lui ressemble dans ses différences, mais aussi le sien qui apparaît régulièrement dans ce travail.  Un corps qui ne saurait tricher, et qui atteste ici de son partage entier et sensible au monde, aux mots induits et aux émotions qui glissent inexplicablement sur ces peaux, sur ces formes. Messages codés sur une  cartographie poétique, dont Enna connaît l’échelle et la mesure, sans cesse à "l’écoute-visuellement" de ce que lui disent ces corps… La douceur, la candeur, la pudeur, ou la suavité qui s’en dégage, l’abstraction  de leur vide, de leur plein, neutralise alors en partie leur présence forte et froide, qui tel un acte brut laisse présager une violence latente. Nus et statiques, les modèles d’âges et de sexes différents, s’attirent, se rencontrent ou s’éloignent, dans des lieux toujours singuliers, souvent orphelins, parfois difficilement identifiables, malgré les indications laissées par l’artiste, sous chacune des séries. Jardins luxuriants, forêts, gravière, décharge, champs cultivés, scierie de la région, ou encore  zones désertiques, comme abandonnées par la présence humaine hormis celle de ces modèles qu’Enna Chaton a réuni au grés de ses rencontres, hasardeuses ou provoquées par de petites annonces. Ces états de corps, ces états de lieux, qui circonscrivent un travail photographique mené depuis plusieurs années, Enna Chaton nous les livre aujourd’hui dans cette saisissante publication éditée en 2007 par la Villa Saint Clair.

Lieux et corps semblent donc tous deux s’offrir à l’artiste comme un seul et même territoire d’expérimentation, d’importance presque égale. Un court instant pourtant, on se demande qui du corps ou du lieu expérimente l’autre ?  L’homme définit-il le lieu, ou au contraire tente-il de se redéfinir par rapport à lui ? Cette ambiguïté troublante m’apparaît essentielle dans ce travail photographique d’Enna Chaton. Tantôt en effet, le lieu semble tenir un rôle presque de support pictural, une architecture pour les corps, choisi pour son espace propre, sa profondeur qui permet la mise en avant du sujet.  Un sujet qui bien que "décalé" par l’étrangeté de sa situation, par sa nudité franche et sans détour, semble alors s’imposer aucun sans état d’âme dans ce lieu qui le révèle. Tantôt au contraire le paysage semble reprendre son droit sur ce corps, et lui imposer un certain retrait. Le sujet s’éloigne de l’objectif, s’efface plus ou moins, ou se confronte à l’hostilité des lieux, à la nature plus sauvage ou à l’inverse plus désertique, comme si elle devenait d’un coup impossible à habiter. Questionnement sur l’existence d’un principe commun ou au contraire d’un conflit profond entre la nature et l’homme ? Non, le propos n’est pas à rechercher là, dans cet énoncé critique et dans cette interrogation qui appellerait une  fausse lecture de l’œuvre comme celle d’une métaphore, peut être celle de l’origine du monde… Non, le travail d’Enna Chaton, se déploie un peu plus loin. Elle avoue alors simplement rechercher et utiliser le lieu pour son potentiel narratif, fictionnel, formel : "Je joue avec lui dans sa relation au corps, corps seul ou corps plusieurs…, je pose les corps dans le paysage, celui-ci devient décors, espaces,  architectures, couleurs, formes, je joue avec ce qu'il me dit de lui, il me renvoie le jeu, le froid,  le sensuel, le rigide, l'eau, le groupe, l'isolé, le caché…" Elle réaffirme ainsi une exploitation des lieux plus immédiate.  Si un endroit retient son intérêt, ce n’est pas car elle trouve en lui les qualités idéales pour y rejouer quelque chose d’une histoire universelle ; mais plutôt pour son incomparable potentiel à faire émerger de ces corps brutes toute leur sincérité…

Toute ambiguïté dissipée, reste néanmoins un paradoxe, qui devient une force, silencieuse et puissante, de ce travail photographique : Tandis qu’une certaine forme de rigueur, une certaine froideur transparaît à travers ces corps statiques, arrêtés, les photographies rendent alors curieusement à ces mêmes corps immobiles leur pouvoir d’émotion de manière incomparable. Une émotion qui naît paradoxalement de ces non-dits, de ces silences entre les corps, de cet espace qui les sépare et de la beauté de cet éloignement, des regards qui se tantôt se fuient, me fuient, tantôt se croisent, me croisent et me pénètre au plus profond, me laissant seule le soin de les interpréter. Entre voyeurisme et complicité, douceur et violence, ces regards m’invitent à partager l’histoire de ces corps, de leur sensation, et de leur abstraction. Abstraction, qui naît justement de la manière dont Enna Chaton a su tirer parti des ambiguïtés des lieux et de la relation qu’ils entretiennent avec ces corps. Entre ces deux pôles, corps et lieux, tous les possibles s’ouvrent dès lors vers une fiction inépuisable. Chaque séquence photographique semble ainsi manifester une attente, comme quelque chose de nouveau qui ne viendrait pas. Brutes et simples, les photographies d’Enna Chaton permettent alors des centaines d’hypothèses, mais toujours les dépassent pour garder leur propre mystère. Des hommes et la nature suffisent alors pour raconter et réinventer l’humanité…

La trame des photographies reste volontairement "minimaliste" : un lieu, un ou plusieurs modèles. La composition, l’agencement entre les corps est elle aussi toujours rigoureuse, réfléchie, et sans manière. Pourtant une charge émotionnelle s’en dégage de manière tellement intense qu’elle en devient presque palpable. La façon dont les modèles sont mis en scène par l’artiste souligne ici encore cette faculté, si particulière à son travail, à la fois de les enfermer (le mot est sûrement trop fort) tout en déployant une immense tendresse pour eux, et une force qui les amène sur le terrain de leur propre tabous. Le temps d’une photographie, les êtres se détachent du regard extérieur, pour laisser apparaître leur vérité, leur "moi", leur "je" mis à nu. Il semble y avoir beaucoup d’amour dans la façon dont Enna Chaton accompagne ses modèles, et en même temps une certaine violence, toujours positive, qui libère l’individu de ses servitudes contemporaines, violence qui passe d’abord par la mise à nue, et ensuite par l’exposition de ce corps, et de son intimité. La photographie semble alors fixer un mystère contenu dans ce dévoilement qui surprend notre sensibilité, et nous pousse à aller au-delà de ce que nous croyons connaître de nous-même et de la figure humaine. Corps mis en scène et nudité brute deviennent alors les supports de libération de ce que l’homme, son esprit, avait enfoui, de ce que la société à rendu coupable. Une manière de questionner les sentiments et les désirs conscients et inconscients qui nous habitent. Une forme renouvelée, adoucie peut être, de la "sculpture sociale", développée autrefois par Joseph Beuys,  qui nous amène à penser que pour Enna Chaton, il n’y ait de seul acte plastique véritable que dans le développement de la conscience humaine…

D’ordinaire c’est plutôt la vidéo que l’artiste utilise pour filmer ses modèles, et la rencontre tactile entre les corps, la décision de regard sur l’autre devient alors un ingrédient indispensable à la performance. Ici les regards se posent sur des corps distants, statiques, presque intemporels, qui évoquent alors une forme de sculpture, mais une sculpture qui soit quand même performative, dans sa façon d’engager le vivant et de renouveler son questionnement sur la nudité. Nudité qui s’expose un peu partout aujourd’hui provoquant par ailleurs un phénomène de saturation,  et qui en définitive ne dit pas grand chose sur l’individu. Chez Enna Chaton, au contraire, le nu n’a pas seulement vocation d’être montré en tant que tel, il est aussi porteur d’une signification, d’une tension, et se situe dans un contexte de représentation assez troublant (rapport corps et paysages, rapport entre les corps…). Au final, après avoir vu ces photographies, il m’apparaît ne plus vraiment savoir ce qu’est un corps et sa nudité. Parfois même j’ai l’étrange impression que la nudité des modèles en montre moins que s’ils étaient vêtus. J’aurais alors presque envie de les voir habillés, pour les voir nus…

La série de nuit avec Steve, Stéphanie et Chantal (Labarthe-Inard, juillet 2006), éclairés avec les phares d’une voiture, m’évoque  la première soirée passée ensemble par les deux protagonistes encore sereins de Gerry, le film de Gus Van Sant, avant qu’ils ne se perdent abandonnés à eux même dans le désert, qui engloutit leur esprit et leur corps à mesure qu’ils s’y enfoncent.  "Le désert paraît donc être le lieu propice au basculement du cinéma de l'intime dans celui dit des "grands sujets". En son sein, à l'écart du monde, peuvent se produire, tout aussi secrètement et obscurément, les crimes commis pour raisons géopolitiques ainsi que les crimes commis entre amis inséparables, à bout de souffle" ( Jean Maurice Rocher).  Pourtant ici, la nuit, la nature et les modèles sereins eux aussi, n’annoncent nullement une perte à venir, mais au contraire un jour nouveau en attente de se lever sur ces corps nus…

La publication de ce travail photographique aux éditions de la Villa Saint Clair (2007) réunis alors nombreux de ces moments partagés entre Enna Chaton et ses modèles. La série commencée en 2004 avec la mère de l’artiste s’est alors poursuivie avec de nombreux modèles, non professionnels, embarqués avec Enna Chaton sur les routes de Sète à Saint Gaudens, à la recherche de lieux qui deviennent le temps d’une rencontre, l’atelier provisoire de l’artiste. Le livre est accompagné d’un texte "Je m’interroge" (fiction) de Claire Guezengar.


Virginie Lauvergne

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