JF Vis-à-vis /  向かい側 Facing each other
Édition Villa Saint Clair - Library of boredom (for Japan)
2005
224 pages couleurs, 9 x 13 cm, couverture rigide, reliure pleine toile, tranche dorée à la main
Tirage 500 exemplaires en anglais
Printed in E.U.
ISBN 2-908964-44-9


Prix 10 €

 

"Je suis debout près d’une fenêtre qui donne sur l’avenue. Je suis nu. De temps à autre je me penche sur le côté pour voir si quelqu’un, l’homme qui vit seul juste en face, me regarde, m’épie discrètement, je ne suis pas content car je remarque aucune présence et c’est vrai, je n’ai pas envie que l’on soit discret avec moi, au contraire, j’ai envie que l’homme d’en face me montre qu’il m’observe, qu’il se montre lui aussi, lui aussi nu, ivre comme moi d’alcool et de chaleur, ce plein été dans la ville et toute la sueur du métro qui donne des envies de corps et de cris.  Pas d’amour, pas d’argent pour partir et si on se débrouille en se donnant, pour exister un instant, même si on ne dit pas son mon, on ne parle pas de son travail ou de ses rêves, en se donnant pour profiter de cette chaleur et en redemander. Personne en face, des lignes de volets clos et serrés, une fenêtre ouverte et obstruée par un rideau rouge opaque, et ça tout le long de l’avenue, tous ont chaud, tous sont loin."
Georges Tony Stoll, propos recueillis par Lebovici, Elisabeth L’intime, Paris : Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2004

 

Debout près d’une fenêtre qui donne sur  la rue. Face à Lui, une autre fenêtre. Il regarde, épie discrètement, et photographie ses instants d’un face à face ignoré. La jeune femme dans sa chambre à coucher ne remarque pas sa présence ou feint de s’en moquer.  Lui ne montre pas qu’Il l’observe. Il ne se montre pas non plus. Dans la chaleur de ce plein été, Elle dort, encore. Toujours. Quelle que soit l’heure de la journée ou de la nuit, les volets sont ouverts, les rideaux tirés. Pourtant, jamais Elle ne se montre entièrement nue. Culotte, soutien-gorge et corps à demi enfouie entre les draps. Pendants dix ans Ils ont joué à ce jeu-là, Lui, et Elle sans le savoir, ou sans l’assumer pleinement. Ils se rencontrent dans leur ennui, le sien, et le sien aussi… Vis-à-vis.

Réciprocité et  paradoxe du sens intime : le "je est un autre" si cher à Arthur Rimbaud trouve de toute évidence une résonance ici.  C’est dans les pages de droite du livre, laissées blanches, qu’Il se meut. Invisible mais bien là.  Pages de gauche, les photographies de la chambre d’en face, ouverte sur la sienne, ne cessent de nous rappeler sa présence. Sans Lui, rien ne serait. Sans Elle, rien ne serait. D’un côté l’intimité impénétrable, l'espace où Il peut se tenir et s'éprouver hors du regard de l'Autre. De l’autre, la fenêtre d’en face, toujours ouverte, qui abat les frontières de l’intime, et qui paradoxalement nous entraîne avec elle  dans son espace à Lui. Comme si ce qui faisait ici objet, n’était pas tant ce qui était montré d’Elle, mais plutôt le vide du sujet voyant, et apparemment absent. Le vide de ce Lui qui regarde et qui n’est pas vu. C’est dans cette absence que l’histoire est à construire. Une histoire d’une grande pudeur qui résiste à la spectacularisation des corps, à leur rapprochement physique, au-delà des désirs et des fantasmes projetés. Espace tempéré où l’intimité de l’alcôve n’est jamais sujette au voyeurisme malsain. Derrière les apparences d’un face à face, il n’y a rien, sinon le regard sur soi, toujours détourné. Voir sans être vu. Se voir dans l’image que l’autre Lui renvoie. Écriture photographique du journal intime d’une Autre, dans une distance resserrée, pour dire le sien. Son inertie à Elle, comme possibilité d’échange pour Lui. Renoncer à l’éventualité de travailler activement l’aujourd’hui, et se laisser travailler par lui. Exposer un retrait, un repli, celui de cette jeune fille qui passe le plus clair de son temps à dormir, pour raconter sa solitude, à Lui, par rapport au monde. Un monde qui s’éprouve dans l’intimité, et qui s’étend derrière le cadre d’une fenêtre.  Une  fenêtre par laquelle Il plonge son regard, mais qui en retour le fait pénétrer dans son espace propre. Espace dans lequel Il se reconnaît "seul à  seul", "face à face" avec lui-même. Son intimité s’organise donc  et se structure ici par sa relation à l’espace et au temps. Suivre jour après jour, images après images le déroulement d’une vie. La sienne, mais toujours par le truchement  de celle d’une autre … Découpes photographiques d’un instant bien précis mais qui ici portent en elles le passé en même temps qu’elles présagent l’avenir. Les dates inscrites dans les pages blanches, affirment alors bien plus qu’une simple ponctuation et ouvrent à une temporalité plus large. Temporalité d’une pratique, qui, semblable à celle du journal intime en littérature, s’est mise en place petit à petit, comme une habitude qui s’installe lentement, et dont l’ampleur ne se mesure qu’au fil des années. Dix ans se sont alors écoulés, puis un jour, Jacques Fournel a déménagé, laissant cette jeune femme derrière lui, comme l’ombre d’une vanité inscrite en creux de chacune de ses photographies.

Des photographies recueillies dans un livre blanc à la tranche doré, aussi précieux qu’intimiste. Un livre édité à l’occasion d’une exposition au Japon. Livre, ou une petite bible d’un moi dissout dans les pages blanches, blanches comme la couleur du deuil au pays du soleil levant…