Chourouk Hriech

Chourouk Hriech Le Pink Book
Sète Janvier 2004
Édition Villa Saint Clair, École Nationale des Beaux-Arts de Lyon
& Centre Régional d'Art Contemporain Languedoc Roussillon Sète
ISBN 2-908964-38-4
104 pages bichromie, 16x22cm, couverture rigide
tirage 600 exemplaires


Prix 20 €


Chourouk Hriech
Exposition du 14 janvier - 6 février 2004 à la Bibliothèque de l' École Nationale des Beaux-Arts de Lyon.
Vernissage mercredi 14 janvier 2004, 18h00.

À propos du Pink Book…

V.L : Tous les dessins du Pink book (hormis les dessins noirs) étaient-ils rose à l’origine où le sont-ils devenus spécifiquement pour le livre ?  
C. H : Les dessins d’origines sont :
-roses comme le rose utilisé pour l’édition, mais c’est une encre volatile, tous les dessins roses du livre sont voués à disparaître à la lumière du soleil.
-deux noirs.
Le premier est l’encre du stylo indélébile utilisé pour écrire sur les cd, c’est une encre qui migre sur la page voisine lorsque le carnet de dessin est fermé. C’est pour cela que tu as ce qu’on appelle en imprimerie des fantômes. Ces fantômes là, sont jaunes, mais étant donné que nous avions opté pour une bichromie, nous les avons transférés en niveau de gris.
Le second noir est l’encre du rotring, (encre de chine inaltérable).
Les dessins ont été réalisés dans deux carnets différents, dans le premier en roses et dans le second en noirs. Le format du livre est le même format que celui des carnets.
Les textes sont issus de mes carnets d’écritures, aussi importants que mes carnets de dessins, toujours unis.
V.L : Certains ont-ils été conçus spécifiquement pour l’édition, ou s’agit-il d’une compilation de dessins ayant tous une existence antérieure au projet éditorial ?
C. H : Le projet éditorial n’est venu qu’après la réalisation des dessins.
Les dessins ont été réalisés dans un ordre chronologique tel un journal de bord, relatant de mes différentes aventures, de mon rapport au monde l’été 2002. Mais sans liens les uns avec les autres, chaque page est indépendante et autonome, à l’exception des "culs sur pattes" … exception qui confirme la ligne de conduite du livre !
A la rentrée de septembre 2002 le projet éditorial a vue le jour ; la forme du livre s’est imposée d’une manière évidente.
Premièrement, pour inscrire l’autobiographie motrice, dans l’espace d’un récit dessiné. L’ouvrage autobiographique lie le lecteur au personnage et cela me plaisait.
Secondement, par sa forme plastique, qui implique une lecture "tenue en main… au fil des pages… ". Le livre demeure un objet manipulable, un espace avec une possibilité d’aller/retour.
C’est au bout du travail de deux années que le "Pink Book" a vu le jour "en encre et en papier" au mois de décembre 2004.
V.L : Peu d’hommes dans l’ensemble du Pink book, pourtant je ressens intuitivement un rapport occulte qui relie le personnage féminin à une présence masculine, souvent absente, mais dont la force semble néanmoins latente. Je situerais les signes les plus manifestes de cette évocation masculine tantôt dans le jeu de séduction qui appelle cet autre sexe (sirène, regard, nudité féminine), et tantôt dans les formes de violence (thématique guerrière) qui anime parfois le  personnage féminin, et qui en aliénant momentanément sa  vulnérabilité et sa complexité, cherche à en finir avec une forme de domination, en se l’appropriant. Finalement, quelle est la nature du dialogue qui s’instaure ou non entre les deux sexes ?
C. H : La nature du dialogue qui s’instaure entre les deux sexes, est très simple, très primaire. "Je t’aime, tu m’aimes, je suis contente, tu ne m’aimes plus je suis triste, je ne t’aime plus, tu es triste… tu m’as trahi je suis en colère, je t’ai blessé je suis désolée"… le grand classique des relations d’amours, d’amitiés entre les hommes et les femmes. Par contre pas de domination d’un sexe sur l’autre, jamais. Nous sommes égaux, car humains et vivants ; différents car pas le même genre d’attributs, juste pas les mêmes mécanismes hormonaux qui fait que nous ne parlions pas toujours le même langage.
V.L : Peut-on voir dans la figure féminine une sorte  d’autoportrait ?
C. H : Oui c’est très clairement l’autoportrait de Chourouk en un temps et en un état donné, car je considère que l’humain évolue, mute, se contredit sans cesse, vie tout "simplement"… surtout lorsque l’on a moins de trente ans, en 2002 j’avais 24 ans, aujourd’hui j’en ai trente, je suis toujours jeune mais ce n’est déjà plus pareil.
V.L : L’agencement des dessins dans le livre permet au lecteur de composer une narration qui se fait et se défait sans cesse, dans une logique d’ouverture. Pourtant certains dessins ne semblent pas toujours avoir forcément un point de vu narratif, mais semble parfois trouver leur source plutôt dans le registre de l’émotion. De cette émotion naît ensuite une narration, subjective et unique  pour chacun de nous. Qu’en est-il véritablement ?
C. H : L’agencement des dessins dans le livre respecte la suite de réalisations de chacun d’entre eux. On peut constater que dans mes dessins les "figures" sont majoritairement reconnaissables…. Il me semble qu’à mesure que se déploient nos perceptions, notre approche des problèmes se modifie. Nous corrigeons nos manques, et nous retirons, les uns après les autres, les masques des stéréotypes qui dissimulent la réalité et qui nous empêchent de voire clair. Je porte une attention particulière à la rature, l'apprentissage, la mémoire et tous les paradoxes de l'existence à notre échelle d'humain.
Aussi, par le biais de répétition de "processus graphiques", (reproduction d'images, prélèvements graphiques du monde qui m’entoure et qui nous entoure...), j'envisage souvent les difficultés de l'apprentissage et de la mémoire sous différentes perspectives et sous différents points de vue. C’est comme une éternelle remise en jeu.
L’espace narratif se crée par la force du sens des images qui se rencontrent, qui s’associent ; souvent le monde se raconte des histoires sur le  support d’images figuratives, faisant appel à des références communes, et l’émotion quand à elle n’appartient et ne naît que de chacun de nous. L’émotion ne regarde que la personne qui la ressent ou qui la crée au fond.
L’émotion est un peu comme le révélateur de nos acquis personnels (culture, éducation, mœurs, mémoire, expériences…) et une part de notre liberté à la fois.
V.L : Peut-on lire une attention particulière attribuée aux symboles et aux références mythologiques des différents animaux qui composent le riche bestiaire (cygnes, poules, moineaux, poissons, tortue, salamandre, et serpent…) ?
Et en même temps, en distillant ses différents symboles et références mythologiques au sein d’une histoire commune,  aux accentuations contemporaines, ne peut-on pas voir là un désir de créer un langage intemporel et dénué de références géographiques ou culturelles qui soient clairement identifiables ?
C. H : Bien sûr, mon bestiaire a le sens que je lui donne mais aussi le sens que chacun lui attribue. Le mien, comme le bestiaire de chacun, correspond à une cartographie personnelle qui se heurte ou se marie au sens et au symbolisme attribués par une multitude d’autres cartographies. Construction rhizomique ou satellitaire.
Par exemple l’oiseau est le symbole de l’âme dans la littérature Soufi (voir "La conférence des oiseaux" de Farid Ud Din Attar, adaptation de Henri Gougaud, aux éditions le Seuil, 2002), les poules et les poulets sont les meilleurs de France lorsqu’ils viennent de Bresse, et je suis née en Bresse ! La salamandre amphibien que j’ai eu la chance de voir dans les plaines de mon village enfant, aujourd’hui certaines espèces sont en voie d’extinction dans toute l’Europe, et puis "les poissons et les serpents" deux des bêtes communes aux croyances des juifs, des catholiques et des musulmans , le cygne transformation de Zeus dans la mythologie grecque pour approcher et féconder Léda (mère d’Hélène, Castor, Pollux et Clytemnestre), ou encore symbole de candeur et de sincérité à même titre qu’il représente "le mercure, l’union des opposés" dans l’univers des alchimistes , la "tortue" bestiole tellement préhistorique et animal de compagnie à la fois, avec sa lenteur et sa carapace, ou encore "kappa" créature de manga mi tortue mi humaine, bienveillante avec les humains… Au fond, Je me suis toujours passionnée pour tout ce que la nature pouvait nous offrir. Elle est parfaite dans ce qu'elle a d’amoral et de "renouveau" éternellement. Un cercle tracé demeure dans sa trace, celui que l'on retrace par dessus n'est déjà plus le même et ainsi de suite. Le "Pink Book" est un comme le témoignage d’une expérience vécue, passée, transcendée, des histoires propres à tous les hommes et en toute partie du monde, chacun avec ses "mythographies" de l’amour, la tristesse, la trahison, la spiritualité, le rire, la surprise, la violence…. L’humain quoi !

File written by Adobe Photoshop® 5.0
V.L : La filiation avec Jérôme Bosch me paraît juste et plus précisément avec son triptyque Jardin des Délices, dans laquelle il montre sur le panneau central le paradis terrestre au travers de tous les symboles qui peuvent le représenter à son époque : les hommes vivent nus en harmonie avec les animaux dans des paysages étranges, mais où semblent régner la sérénité. Un paradis dans lequel les hommes et les bêtes habitent des maisons sphériques, des bulles, ou des palais végétaux aux couleurs roses. Sur le panneau droit, la représentation de scènes fantastiques, et de quelques scènes de folie avec au lointain des ombres de cités en proie aux flammes, et des scènes de guerre traduit le caractère éphémère et fragile du monde. Vous y retrouvez vous ?
C. H : Sandrine Wyman, dans "Des rhizomes et des rêves" un texte qu’elle a eu la générosité de consacrer à mon travail, appelle la même référence. Evidemment je suis passionnée par la représentation "contemporaine" dont Jérôme Bosch a fait preuve au crépuscule du Moyen Age.
Cette "liberté" qu’il a su prendre, et conserver, à représenter les pires des tourments humains, les fantasmes, le monde de son époque, la beauté, l’humour mais aussi la dureté que peut atteindre la condition des hommes par Dieu et par les hommes eux mêmes. Je me suis également intéressée à sa conception "géographique" dans l’espace de ses bois. Cette construction d’un monde bien ordonnée avec le monde des cieux, celui des hommes et les enfers, dans un ordre quasi inaltérable en lien avec la religion catholique souveraine de son temps (et son iconographie), mais également en lien avec ses convictions religieuses, chrétien orthodoxe, qui se consacrait au culte de la Vierge … Je précise tout cela car Jérôme Bosh, reste un peintre de la fin du Moyen-âge, que l’on peut difficilement mettre en lien avec les questions "du surréalisme moderne ou encore avec  une analyse psychologique de Freud". Le point sur lequel je me retrouve (très modestement quand même), est un point essentiel dans le "moteur" de l’œuvre de Bosh, tout comme pour beaucoup d’autres artistes de tout temps… un point que Dirk Bax, auteur hollandais, prouva et mis en avant dans  : "Hieronimus Bosch, his picture-writing deciphered", (Rotterdam, 1979), "(…) il s’agit très souvent de jeux de mots et métaphores verbales (…) de son temps, il faut rechercher les sources de Bosch dans les dogmes religieux, le langage et les rites populaires de son époque (…)".
Aussi je me définis parfois comme une conteuse de fables contemporaines, voici le lien, peut-être…
V.L : Je ressens comme une forme d’élévation, qui situerait les différents personnages des dessins (humain ou animal) sans cesse dans un entre deux. Entre un monde terrestre et un monde plus spirituel vers lequel ils tendent. (Poules qui s’arrachent à leur condition terrestre par des ballons, tant leurs propres ailes, semblent insuffisantes pour l’envol. La présence du cygne qui touche symboliquement à l’essence de la liberté, de l’indépendante et donc de détachement par rapport un monde matériel. Les oiseaux qui dans la littérature soufie sont comparés à une âme.  La nuit d’amour sous les étoiles….). Peut-on voir votre œuvre comme une sorte d’exhortation spirituelle de vos contemporains ? Une œuvre qui se ferait le chantre d’une libération jouissive de l’individualité ?
C. H : Comme je le disais précédemment, je me suis intéressé à "l’écriture" d’un espace dans mes dessins qu’importe le format utilisé, je m’applique à occuper tout l’espace, je n’ai quasiment pas de vide.
Et je cherche les "moments d’envols", de "mise en terre", et tous les entre-deux.
(Cf : "La nature n’aime pas le vide", A4, rotring, marker, Chourouk Hriech , 2007, Collection Appartement22).

Au moment de sa réalisation le dessin est un état. La temporalité durant la réalisation d’un dessin est variable et particulière. J’ai besoin de temps, de respiration, de la musique en boucle, comme une transe.
L’œuvre est liée à la jouissance, à la vie, la naissance, à la mort, une fois réalisée elle est vivante et autonome. 
V.L : Etes vous d’accord avec l’idée que le prix de cette libération semble être celui d’une certaine forme de violence, violence qui intervient dans vos dessins sous différentes formes, et qui semble rompre avec la quiétude générale que l’on peut lire sur les nombreux sourires, dans la douceur des baisers et des scènes d’amour, dans la délicatesse des arabesques, et autres ornements décoratifs..  Violence tantôt représentée par ses propres armes matérielles (épée), violence des scénettes (la baleine qui s’apprête à engloutir le navire), violence parfois des regards, violence dont il ne reste que la trace (goutte de sang), violence symbolique (serpent dont l’intervention oscille entre la figure du danger ou celle de la tentation) ou encore violence des mots (his eyes are ice, les moineaux sont des rapaces). Ce faire soi-même violence pour accéder à ses désirs et à son être intérieur ? Violence et concentration des samouraïs.
C. H : Un prix à cette libération ? Je pense qu’être libre ça ne se paye pas, la liberté se prend à bras le corps et s’assume. Les détenteurs d’un pouvoir X ou Y, voudraient nous faire croire par le biais de "punitions", de critiques assassines, ou encore par un "pouvoir physique" de vie ou de mort sur un dit sujet, que la liberté a un prix. Mais qui fait les comptes ? La violence est une des plus vieilles "créatures" de notre monde, elle est en chacun de nous, le tout est d’accorder ses pathologies, se réconcilier avec soit et vivre avec ce qui nous entoure au mieux …  et quand ce n’est plus possible pour chacun et bien il faut lutter, c’est tout. Après, chaque être ses combats et chaque guerriers ses armes. Et alors là… joyeux merdier J !
V.L : Un parfum d’érotisme, ou du moins de sensualité parcours les images, mais parfois encore timidement, innocemment. Jamais la sexualité y est étalée sur un mode provocateur, mais se fait toujours sur le ton de l’intimité, de la confidence (les identités se taisent, et demeurent souvent masquées par les chevelures, les postures…). Est-ce là un autre moyen d’attendre cette libération individuelle ? Une libération qui passerait cette fois par l’expression (qui peut elle aussi être violente) de l’intimité, du corps, de la sexualité ?
C. H : L’érotisme, la sensualité, oui. Je n’aime pas la vulgarité. Livrer un moment de sa vie à travers des dessins c’est déjà une grande mise à nu. Je n’allais pas tomber dans "la pornographie chirurgicale", ou dans les clichés du voyeurisme, qui ne sont pas mes territoires. Je suis restée fidèle à un langage métaphorique qui m’a permis de dire des choses, sans parler de celles que je ne crois même pas dire. C’est ce dérapage de volonté, cette part de sens et d’évènements que je ne maîtrise pas, qui m’a parut à la fois le plus risqué, à la fois le plus séduisant mais avant tout le plus spontanée.
V.L : Pink book est-ce un univers essentiellement féminin ? Pourquoi le rose ? Est-ce une manière de faire passer un message par la délicatesse ? Est une manière de parler avec douceur de la réalité et d’ouvrir les portes vers un autre univers dont la clé serait ostensiblement présentée par un geste d’injure d’une femme qui innocemment mange une glace ?
C. H : Le rose avant tout car on venait de m’offrir des stylos roses. Ensuite il est vrai que le rose s’apparente à plusieurs clichés : le bonheur, "voire la vie en rose", les filles, la poésie, l’érotisme, le parfum, la délicatesse… Dans une atmosphère douce et enfantine, j’ai utilisé cette couleur afin de servir "l’ironie amère" de certains dessins. Le choix d’une couleur unique m’a permis également de lier les différents genres figurés (humoristiques, féeriques, tragiques, romantiques, réalistes…). Comme si les faits relatés avaient tous été saisis par un point de vue unique, ma vision "en rosée". Enfin  il n’était pas possible que je me perde dans un bavardage "aux milles couleurs". Il y a une importance du point de vue unique jusque dans la forme liée au genre autobiographique. Le rose appelle des images angéliques, ici il sert une imagerie de contes à tendances réalistes, avec toutes les émotions que cela implique. Je pense à ce recueil d’anecdotes de Sei-Shonagon, écrivaine japonaise, du dixième siècle de l’ère chrétienne, dont le titre est "Les notes de l’oreiller". Elle y note : "je n’écris pas pour la foule, mais pour moi seule, …peut-être aussi pour quelques-uns qui pensent, comprennent et sentent comme moi". Une manière très humaine de se sentir moins seul dans les moments de solitude, une manière aussi de se poser loin du monde (en ermite), une manière également de sortir de soi ou de sentir le monde.

Mars 2008,

Correspondance Internet,
Chourouk Hriech, Virginie Lauvergne