Jacques Julien Entre sphinx et biches aux bois
Sète 2004
192 pages quadri, 13 x 20 cm, couverture souple
Tirage 600 exemplaires
ISBN 2-908964-41-4


Prix 20 €

 

Dans Entre Sphinx et biches aux bois, édité en 2004 par la Villa Saint Clair, Jacques Julien nous entraîne dans l’univers d’un jeu enfantin en rapprochant sa pratique de celle du collage ou plus précisément du  décalcomanie. Le livre est en effet conçu sur le modèle d’une immense planche panoramique repliée plusieurs fois sur elle-même pour constituer les pages du livre au sein desquelles Jacques Julien a inséré des images d’un bon nombre de ses sculptures, réalisées entre 1993 et 2004. La fin du livre est accompagnée d’un rapide inventaire des œuvres présentées, nommées, datées, dimensionnées, et accompagnées d’ un descriptif matériel succinct.

La clé de ce jeu, si elle n’apparaît pas immédiatement à la première traversée du livre, on l’a découvre néanmoins très rapidement dans les dernières pages sous forme de légende. Dans ce feuillet s’inscrivent des formes noires, sorte de vides, ombres chinoises des images de sculptures, lesquelles semblent avoir été détourées, puis  incrustées au sein du livre. Face à ces excavations laissées par le déplacement des images, on serait presque amené à voir là comme une métaphore du geste propre à Jacques Julien, dont la pratique consiste depuis plusieurs années déjà, à extraire de la réalité une certaine imagerie, circonscrite à l’univers du sport, pour la rejouer dans un autre univers, celui de l’art en entraînant volontairement  dans ce déplacement la perte de ses tenants et aboutissants (compétition, gain, prouesses et autres performances sportives). D’abord on se dit que l’on est arrivé trop tard…, que quelqu'un est déjà passé par là et qu’il a pris un malin plaisir à dispatcher tous ces décalcomanies sans nous en laisser un seul… On imagine alors Jacques Julien, procédant à la  redistribution de ses images dans l’espace du livre comme on distribuerait les cartes d’un jeu trafiqué, comme on inventerait les termes d’une histoire abracadabrante. Le livre s’ouvre effectivement sur un univers assez étrange, à l’image de son titre Entre Sphinx et biches aux bois, qui dès lors annonce une logique et une histoire improbable, une suite de mirages ambiguës dans lequel les sculptures-images  tiennent le premier rôle. On perçoit ensuite une attention particulière portée au traitement de chaque page, chacune d’elle, servant en effet de toile de fond et d’incrustation pour les images. Sorte de décors à la fois sommaire et incertain d’un petit théâtre parfois cruel, ou d’un monde elliptique dans lequel viennent échouer ces images. Tels les "personnages" d’une animation enfantine, ces dernières anthropomorphisées et insérées dans la platitude d’un décor bricolé qui simule sa corporéité, apparaissent bien souvent en mauvaises postures, à l’image de ces deux paniers de basket entremêlés, ou encore de celui qui menace de s’écrouler trébuchant sur le sol rocailleux. Alors que certains ont choisi de prendre la tangente, d’autres désœuvrés, se morfondent assis sur un banc, jambes écartées, en attendant un éventuel retour d’activité, une partie de jeu qui ne viendra plus. Non loin de là c’est au tour d’un anneau de basket, pris dans le ciment et traînant sa chaîne tel un bagnard, de se laisser emporter par un rêve de liberté sur les bords d’une falaise, face à l’horizon infini qui s’offre à lui. Naïveté et apparitions funestes.  La scène se joue toujours en plusieurs temps, plusieurs actes, plusieurs mondes. D’une page à l’autre une même série se poursuit, comme entraînée vers sa chute promise. De l’humour, mais aussi de la détresse, se lisent alors dans la position de ses "personnages" chacun d’eux empêtré dans un contexte singulier, duquel se détache systématiquement un ciel au bleu éclatant, traversé parfois par quelques malheureux nuages qui n’ôtent rien à sa luminosité. Entre ciel artificiel et désolation des paysages arides, qui évoquent tantôt ceux d’un désert non identifiable, tantôt  ceux non moins hospitaliers d’un lointain far west, tous les ingrédients d’une fiction intarissable se confondent alors dans une calme agitation. Les pages du livre s’enchaînent alors comme les séquences, saccadées d’une courte animation, d’un léger travelling. Une sorte de flip book qui ne fonctionnerait pas toujours, mais qui néanmoins relit la première page du livre à la dernière dans une traversée ininterrompue, et dans laquelle la temporalité est active. On glisse ainsi du jour à la nuit, en parcourant doucement  différents états de lieux comme on passerait d’un monde à l’autre dans un jeu vidéo. Le travelling glisse sur les images, dont la fixité semble alors légèrement activée, non pas par un mouvement qui leur soit propre, mais bien plus par celui que produit  le lecteur en feuilletant les pages. Si régulièrement dans le travail de Jacques Julien les sculptures ont un devenir image, elles acquièrent généralement, par la mise en mouvement dans les films d’animation, une dynamique propre. Or ici insérées dans un paysage qui sans l’intervention du lecteur, resterait immuable, on les sens prisonnières d’un jeu dont on se serait détourné, les laissant errer dans un univers en vase clos sans échappatoire, comme si elles étaient condamnées à attendre chaque jour la tombée de la nuit pour recommencer à l’infini la même journée, à encore espérer la venue d’un Godot qui toujours ne viendrait pas… Quelque chose de terrible et de très amusant à la fois. Quelque chose de burlesque qui toucherait peut-être aussi à la mélancolie.

V.L.