Matthieu Manche Neopan
La vitrine de la Villa Saint Clair
Sète 2002
168 pages quadri et N&B, 16 x 22 cm, couverture rigide
Tirage 600 exemplaires
ISBN 2-908964-31-7


Prix  10 €

Défilé de greffes chimériques, boursouflures, extensions corporelles, protubérances pendouillardes et grotesques. Questionner les malformations et les manipulations du corps. À travers la mise en situation de personnes ordinaires affublées d’énormes objets informes en silicone rose, Matthieu Manche s’autorise ici une transformation du corps sur la base d’un seul élément, un seul exposant  : la prothèse. Sorte de sculpture poussée à la limite de l’organe humain ou animal, de la masse moléculaire. Formes molles, arrondies ou cornues accrochées au visage ou aux différents membres de la personne sur laquelle elle se greffe. Sorte de retour du corps, organes hypertrophiés restitués au-dehors, comme régurgités, à ceci près que la prothèse diffère toujours sensiblement du corps d’accueil, par sa texture, sa couleur, sa forme et sa taille.  En n’entretenant ainsi aucune relation idéale avec ce dernier, et laissant souvent apparaître son système de fixation, les prothèses de Matthieu Manche laissent alors surgir un corps inattendu et suffisamment emprunt d’étrangeté pour se faire autant corps de la contestation que parodie de ce même corps. C’est d’ailleurs sans doute cette dualité qui  rend ces prothèses aussi bien effrayantes que ridicules et grotesques. Aussi peut-on déceler en elles non pas le signe d’un manque mais plutôt le symptôme d’un excès. Au lieu de remplacer un élément absent ou défectueux de l’organisme, ces artefacts sont des ajouts alternatifs à la forme et aux fonctions du corps.  Pourtant, à l’inverse de la troisième main de Stelarc, ces objets en silicone rose, greffés aux organes externes d’un corps comme pour en accroître les potentialités, sont en réalité dénués de toute fonctionnalité, hormis celle bien évidemment de déranger la beauté lisse et plutôt rassurante des corps qui les portent parfois ostensiblement avec un naturel déconcertant. Ainsi  le corps chez Matthieu Manche n’est plus simplement perçu comme un support privilégié de ses prothèses mais devient le terrain d’action idéal pour questionner la notion de corps étranger, de virus. Il se fait également lieu de dénonciation des dérives liées à la manipulation du corps, mais toujours sur le ton de l’ironie, et de la subversion douce. Parce que dans cette série la prothèse chez Matthieu Manche  est utilisée comme un catalyseur c’est-à-dire comme élément visant à provoquer une réaction par sa seule présence, en performant les corps, il l’élève comme une possible forme d’"art d’attitude", et réussi ainsi à  articuler la gravité sculpturale à la légèreté d’un humour dérisoire, qui en dit toutefois assez long sur les états limites de nos corps contemporains affolés, prêts à exploser. Ce corps support plus que matériau, reste chez Matthieu Manche plutôt agent qu’acteur, comme nous le montre cette fois encore la série de recherches menée sur le vêtement  de manière transdisciplinaire entre l’art plastique, le design et la mode. À l’image de ses prothèses, le vêtement est ici travaillé comme une seconde peau redoublée elle aussi d’étranges extensions, qui exposent et nous exposent à une relation troublante : celle d’un échange profondément intime entre deux corps que le vêtement tantôt réuni, tantôt contraint.  Sorte de combinaison de caoutchouc, latex ou silicone,  pour une ou deux personnes, dont la  matière étirée jusqu’à ses propres limites, offre alors au regard une mise en scène où les corps ne semblent être utilisés que pour leur capacités à créer des formes et des rencontres non assignables. Seconde peau hybride et sans compromission, les vêtements de Matthieu Manche telle une enveloppe inadéquate, mal ajustée, contraignent parfois les mouvements des corps  tordus et empêtrés, qui partagent à deux une manche, une jambe… Lieu d’échange certes, mais également d’asservissement. Vivre le vêtement pour le performer nécessite une écoute attentive du corps, celui d’une autre, ou le sien, comprimé dans cette enveloppe qui relie membres supérieurs et inférieurs par une seule et même membrane. L’espace du vêtement s’expérimente et devient le lieu d’une transformation corporelle dont le caractère sculptural rappelle l’incongruité des prothèses. Objet multiforme, qui ici encore interroge sa fonction utilitaire et sociale. Surface intermédiaire et poreuse. Zone de contact. Vêtement "entre".  Entre un corps et son enveloppe, entre soi et l’autre…

Neopan, livre édité en 2002 suite à une Vitrine de Matthieu Manche à la Villa Saint Clair nous ouvre à quelques uns des univers personnels de cet artiste, manipulateur des sens, et ici de corps et de matières. Fragment seulement d’une œuvre bien plus vaste, Neopan a choisi l’instant photographique pour s’arrêter sur deux des multiples chantiers ouverts par l’artiste : les prothèses  d’abord et les vêtements ensuite. Mais la hiérarchie énoncée ici n’est pas toujours si évidente au sein du livre. Au contraire, Neopan fait se croiser les images de l’une et de l’autre des deux séries, déployant entre elles des passerelles qui nous permettent d’atteindre les œuvres jusque dans leurs moindres égarements, dans leurs moindres détails photographiques. Rappelons d’ailleurs que bon nombre des images reproduites ici, notamment sur la série de vêtements, sont des clichés réalisés par des photographes de mode eux-mêmes et non pas par l’artiste qui, ensuite seulement, organise ce matériaux préexistant pour lui donner une nouvelle dimension comme ici dans l’espace du livre. Un livre haletant quoi qu’il en soit, qui nous entraîne sans relâche avec lui à la poursuite de ces corps prothétiques, et de ceux qui élégamment s’enchaînent et se distendent sur un podium de défilé de mode, au grès des enveloppes vestimentaires qu’ils portent...


 Virginie Lauvergne