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Lucas
Mancione Ping Pong
La vitrine de la Villa Saint Clair
Sète 2002
128 pages quadri, 16 x 22 cm Couverture rigide
Tirage 600 exemplaires dont 20 exemplaires numéroté et signé
Texte Brice Matthieussent
ISBN 2-908964-30-9
Prix 10 € (numéroté / signé 40 €)
Le contemporain ne circule pas dans une chambre close, mais dans un monde d’échos, une caisse de résonance en perpétuelle expansion. Le travail de Lucas Mancione se heurte alors à cette réalité dissonante et schizophrène qu’il exploite sans compromission, comme pour comprendre les origines de son instance et en découdre avec elle. Peut-être parce qu’il conçoit la reconnaissance empirique de la réalité comme celle d’un leurre, ou alors parce qu’il trouve les ingrédients de son travail dans cette " idiotie" qu’est le réel, Lucas Mancione erre quoi qu’il en soit bel et bien dans les stratosphères qui le composent et, en véritable satellite humain, s’infiltre et incise dans le présent des réseaux mondialisés d’informations, d’images, et de sons. Un seul objectif : Esquiver un certain état du Monde, le faire imploser, et avec lui le système de représentation qui lui est contemporain. L’art devient alors pour lui un jeu de détourage, de hachure, de juxtaposition, et de décontextualisation qui arrachent les images, les sons, les objets, les lieux et les ambiances à leur propre histoire afin qu’ils produisent d’autres effets de sens par frottements successifs, contiguïtés improbables, ou par stratifications, superpositions, jusqu’à parfois flirter avec l’effacement, approcher l’invisible. Méthode dérivée du cut up ou du collage dadaïste, cette démarche expérimentale du sampling, qui vaut pour Lucas Mancione autant comme technique musicale que comme méthodologie plastique, n’est pas pour lui une arme de dédoublement ou de simulation du réel, mais plutôt une stratégie pour s’en soustraire, et mettre en situation d’exil les fragments qu’il en extrait. Agir par prélèvement, par extraction, par déconstruction avec un but à priori paradoxal : construire. Construire une nouvelle perception, une nouvelle expression, un nouveau monde sur la base de ses fragments, de ses marges à peine visibles, de ses zones interdites consacrées, de ses pliures. L’exigence n’étant pas pour lui de les transcender, mais plutôt de les intégrer, d’en faire usage, en jouant l’éternelle recherche d’une étrangeté, et en s’essayant aussi bien aux nouveaux outils qu’offrent désormais les technologies numériques qu’en démultipliant l’efficience de ceux, qui par bien d’autres que lui, seraient jugés obsolètes : ciseaux, stylo bic, calques, transparents, punaises colorées… Messages codés, morsés, mots français, anglais, japonais. Silhouettes détourées, cisaillées dans des bandes vidéos, puis hachurées, couplées à d’autres images décalquées, elles-mêmes décomposées, fragmentées dans leur mouvement, donne en partie corps à une œuvre, qui tel un précipité en suspens, se diffuse, sans narration, sans chronologie, sans linéarité. Ensemble d’unités à la fois autonomes et interdépendantes, surface mouvante sans architecture ni organisation apparente, "corps sans organes", ou plutôt "organe sans corps", l’œuvre de Lucas Mancione se perd et se retrouve au grès de ces multiples circonvolutions. L’interchangeabilité et la répétition des propositions produit alors une dislocation des sens, et ouvre la voie à une prolifération multidirectionnelle, à une structure en réseau, à une œuvre rhizome. Au-delà, la reproduction de ses divers segments insuffle une dynamique interne à l’œuvre, mouvement que l’on retrouve également dans les moindres fragments qui la composent comme ce dessin d’un corps qui court sur les murs d’exposition, et qui réveille en nous le souvenir d’un célèbre Nu descendant l’escalier mais aussi des chronophotographies de Myubridge et de Marey. Vas et viens ininterrompu entre fiction idéalisée du réel et réel déchu, à l’image de la figure récurrente de Benny, ce Superman noir qui n’a jamais décollé mais qui endosse fièrement ce costume rouge et bleu, pour vendre de fausses Rolex dans les rue de NYC. Insufficient disk space in star system, error in paradise. Désillusions suspendues aux sourires de ses frères qui s’accrochent eux aussi à un idéal décapsulé, dont l’ascension se fait par ses pentes glissantes. Placebo doré, étourdissement de pacotille, de pacotilla, dont les racines espagnoles désignent la marchandise échangée contre des esclaves noirs. Retour à la case départ, Insufficient disk space in star system, error in paradise. Aller-retour graphique, entre les différents éléments tirés au hasard de la banque de données personnelle de l’artiste, puis fléchés, bippés, infiltrés, et dont les agencements croisés promettent une dialectique jubilatoire aussi improbable qu’a su l’être jadis cette fameuse " rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection". Enfin, Ping-pong incessant entre passé et présent, à l’image de ces modèles d’apprentissage pour dessiner des visages et ces mêmes visages que l’artiste retravaille, floute, cible et punaise au mur de pastilles aux couleurs vives, qui évoquent les pions d’un jeu implacable dont seul Lucas Mancione détient les règles.
Ping pong, c’est aussi le nom de ce livre d’artiste de Lucas Mancione édité par la Villa Saint Clair en 2002 et enrichi d’un texte de Brice Matthieussent. Le livre propose enfin à l’œuvre qui court après un ordre qui lui échappe, un espace tangible et possible pour sa sédimentation. L’histoire de sa coagulation temporaire et de son unité précaire se réfléchit alors dans les images éclatées, disséminées au grés des pages en fonction de celles qui les succèdent ou les précèdent, et toujours laissées par fragments à la libre appréhension de ceux qui les parcourent. Saturation, intensité et répétition comme prétexte à une nouvelle recherche sur la spatialisation et la temporalité des images dans l’espace même du livre. Ping-Pong, plus qu’un livre, un nouveau processus de fixation de moments visuels isolés.
Virginie Lauvergne
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