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Hugues Reip Dérapages
Sète
Résidence 1990
21 pages noir et blanc, 1 page quadri, 16 x 22 cm
Tirage 1000 exemplaires
Texte André Magnin (français)
ISBN 2-908964-08-2
ÉPUISÉ
En ouvrant Dérapages, on tombe immédiatement sur une photographie noir et blanc d’une petite sculpture en papier. Un petit format, inséré entre deux pages vierges du livre, comme une petite carte, ou un vulgaire marque-page qu’un quidam aurait peutêtre oublié là. Or, on se rend vite compte que sa présence n’est pas tout à fait innocente. Au verso de la photographie, un texte : Petite histoire un peu vrai et pas tout à fait ordinaire, qui nous embarque rapidement sur une piste de danse, à la rencontre de deux personnages A.C et Sanvy. Tous deux semblent alors liés par une mission obscure dont on apprend qu’elle entraîna Sanvy de Copenhague à Madrid via Londres et Paris pour récupérer « photos, plans et notes de travail définitifs consignés par A.C depuis plus de 5 ans et mystérieusement disparus »….Excités par ces premiers indices d’une courte fiction, on se reprend alors à deux fois avant de tourner la page, et l’on se stupéfie même à revenir buter sur cette photographie d’une sculpture de trois fois rien, en vulgaire papier blanc, l’esprit hagard, comme si elle contenait en elle un indice de plus. Serait-ce pour elle, que Sanvy se serait mis à courir le monde ? Le doute plane encore…
Le livre entier se construit alors autour de cette trace mystérieuse. Le dérapage annoncé se jouerait probablement dans cette relation ambiguë entre le texte et la photographie, qui nous fait basculer d’emblée dans une énigme non résolue. Alors que l’on pense trouver les réponses à celle-ci dans la suite du livre, on bascule au contraire, sans nul doute cette fois ci, dans l’univers de l’artiste, fait de ses petits bricolages qui prennent tour à tour appuie sur le peu, l’insuffisant, le dérisoire, en s’affichant fièrement en position de ne rien savoir comme pour entretenir sans cesse mystère et étonnement. Les pages qui suivent laissent alors place à quelques photographies noir et blanc de diverses mises en forme sculpturale, constituées toujours sur la base d’un seul élément, le fameux marque-page inséré au début du livre. Quant il n’est pas simplement corné en ses quatre angles, il est alors roulé sur lui-même à la manière d’un tube laissant tantôt paraître la photographie, tantôt le texte. Ici les tubes parsèment l’angle d’une pièce, fixés aux murs et à la porte close, alors que là, par la force d’un assemblage rudimentaire, ils donnent corps à une sculpture d’animal. Un chien, un cheval… On hésite encore quant à sa nature définie, abusés par le caractère élémentaire de l’objet et l’échelle trompeuse de sa photographie. Quoi qu’il en soit, toutes les sculptures rassemblées ici conjuguent
immédiateté, simplicité et efficacité, tout en déclinant effrontément leur improductivité, et leur absurdité. À la pauvreté des moyens, et aux gestes basiques requis quant à leur mise en oeuvre répond alors une absence précise d’orientation, un dilettantisme, une certaine indifférence, comme un renoncement affiché aux grands récits. Se glissant clandestinement dans les marges et replis de ce monde chaotique, ces petites formes joueuses et éclatées construisent plutôt de micro-histoires, dans un présent immédiat et éphémère. Elles n’ont rien d’héroïques, mais semblent quand même prendre le risque de restaurer « l’infra-ordinaire », comme puissance dialectique. Exhortées par une force insignifiante, elles empruntent alors d’improbables trajectoires, et esquissent les étonnantes promesses d’une pratique désublimée, qui s’attache sans cesse à faire ressortir d’un objet, d’une image son potentiel créatif. Chaque image, par sa présence cabocharde, témoigne ici des perspectives de vies insoupçonnées qui entourent alors ce mystérieux marque-page. De la planche à imprimer qui occupe à elle seule les doubles pages centrales du livre, à ces boules de papier froissé desquelles s’échappent encore quelques bribes distinctes de cette histoire un peu vrai et pas tout à fait ordinaire, à ces modestes sculptures, se devine alors le désir de l’artiste de projeter toujours de nouvelles lignes de fuite, et de pousser sans cesse ces petites choses à la dérive. Par rebonds, glissements, dérapages, il nous incite à éprouver avec lui l’ivresse d’un écart, dans une production en forme de rhizome. Ce qui se donne à voir ici n’est donc qu’une ébauche, l’amorce d’une somme variable de possibles. Une sorte d’inventaire de propositions ouvertes, laissées à notre usage comme en témoigne ainsi cette page blanche avec ces quatre formes prédécoupées à sa surface, à assembler pour reconstituer à l’identique la sculpture qui figure sur le recto du maque-page,. Peut-être trouverions-nous là une réponse à l’énigme initiale, dans cette invitation à la reconstitution ? Sans doute pas… En revanche, la
fébrilité de ces formes encore insuffisantes pour s’ériger seules en produits fini, ne mise-t-elle pas à nouveau sur le potentiel d’un art du presque rien qui nous dirait sans cesse, que tout n’est peut-être pas définitivement joué et qu’une nouvelle partition semble se définir ici dans l’itinérance contenue de ces formes encore en suspens… Dérapage, livre édité en 1990 par la Villa Saint Clair, nous place face à une situation imprécise, indéterminé, et paradoxalement ouverte. À partir d’un presque rien, le livre nous propose de découvrir le système arborescent d’une oeuvre, et l’articulation entre ses différentes occurrences. C’est l’occasion de s’immerger une fois encore dans une réalité revisitée par un artiste qui explore sans cesse les potentialités d’un art du dérisoire, et met un point d’honneur à résister à toutes formes de consommation sauvages qui annihile les imaginaires.
Histoire un peu vrai et pas tout à fait ordinaire est un texte d’André Magnin.
Virginie Lauvergne
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